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Alain ROUSSEL

La phrase errante


« …l'aurore chassera la vision et je serai toujours là, avec des bruits, des bribes, des poussières de phrases, la voix se cherche en moi, il suffirait de peu de chose, retrouver une fraîcheur, une innocence, flux et reflux, des souvenirs, et soudain, en effet, ça jaillit de la mémoire par mots et par images... »

C'est une longue phrase, inachevée, comme errante, de quelque cinquante pages. Elle évoque les grands-parents, parmi eux « le grand-père paternel, le communiste, celui qui ne mettait jamais jamais les pieds à l’église, même pour les mariages et les enterrements » ; « Hélène aux longs cheveux d'or ramassés en interminable queue de cheval, pour toi plus tard – je devais avoir une dizaine d'années – je fus tour à tour, parfois en même temps, Ivanhoé, Robin des bois, d'Artagnan, Lagardère défendant la belle Aurore, et à la moindre dispute, Robinson Crusoé se réfugiant dans son île déserte et sifflotant le mieux que je pouvais la chanson Si toi aussi tu m'abandonnes » ; ou encore les ombres de la lampe à pétrole « c'était un moment magique ou d'un seul coup, sous cet éclairage qui les arrachait aux ténèbres ambiantes, les visages étaient comme transfigurés et prenaient une intensité qu’ils n'aurait pas eue autrement […] les ombres envahissaient les murs et donnaient à imaginer un autre monde à l'intérieur du nôtre... »

Pour l'auteur, l'enfance est la formation poétique, c'est à ce moment-là où du réel surgit l’irréel, ou mieux le surréel (référence est faite à André Breton). C'est à ce moment-là où le langage – important pour l'auteur qui guette La Phrase – est performatif, où il suffit de dire « je suis Robin des bois » pour être quelques instants Robin des bois. Encore une fois, arracher au réel une autre réalité.

Il guette dans son environnement quotidien les tribus errantes du langage, dans le parquet, « je marche dans mon appartement et qui doit certainement dialoguer avec mes chaussures puisque j'entends des crissements, mais je ne comprends rien à ce langage des choses, d'ailleurs Francis Ponge non plus n'y comprenait rien et il le savait, poète magnifique des choses dans la langue et non de la langue des choses » ; dans le poulet sauce basquaise qu'il est en train de se faire ; dans le lampadaire, « mais rien n'y fait, le lampadaire reste énigmatique, j'ai beau arguer qu'il est un ustensile fabriqué par l'homme et qu'il n'a aucune vie propre, je dois me rendre à l'évidence qu'il a, derrière les apparences que l'on peut capter par l’œil et que l'on peut décrire, une sorte de présence inaccessible » ; dans les murs, « j'observe, d'abord rien ne se passe, les murs s'obstinent à rester des murs revêtus d'une carapace de mur, murs emmurés dans le silence, impénétrables, opaques, hébétés, figés dans une immobilité absolue […] puis soudain ça bouge dans le béton, ça se plisse, une bouche se dessine, énorme, grotesque et tordue par un rictus découvrant une impressionnante rangée de dents jaunies, réfractaires au dentifrice […] et ça se met à hennir, à ruer, il y en a toute une horde là-dedans, des chevaux sauvages, voilà ce que sont devenus mes murs » ; dans le couloir de la salle de bain qui mène à la mer, mer qui le transforme quelques instants en mouette ; et de se faire la réflexion : « ce pourrait être ça l’écriture, dans son éternel recommencement, une horde de mots nomades dévastant les steppes de la pensée pour aller respirer l'air du grand large… »

Entre autobiographie poétique et art poétique, La phrase errante construit le poème inachevé d'Alain Roussel : « la phrase m’entraîne avec elle au fil d'un courant puissant auquel je ne peux résister, c'est parti de presque rien, le murmure d'une source, un mince filet d'eau chuintant dans la rocaille, à peine audible, puis cela a dévalé les pentes en cascades, ce tumulte abyssal dans la langue, avant de s'élargir dans la vallée, avec ces rivières qui s’y jettent, la mémoire et l'imaginaire se mêlant à la voix obscure des choses pour parler en une seule phrase qui me prend à rebours et m'entraîne, je ne sais si c'est ça la poésie, mais c'est ma façon de m'inscrire, à ma manière, dans le texte du monde... »

Michel Lansade 
(29/08/17)    



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Poésie








Le Réalgar

(Mars 2017)
56 pages - 14 €


Peintures de
Sandra Sanseverino








Alain Roussel,
né à Boulogne-sur-Mer en 1948, écrivain et poète,
a déjà publié
une trentaine de livres


Bio-bibliographie sur
Wikipédia





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Alain Roussel :
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