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Jonas T. BENGTSSON

La Fille Hérisson



Suz a 19 ans. Avec sa petite taille, ses quarante kilos et des seins qui n’ont jamais poussé, on la prend pour un ou une môme de 12 ans. Elle vit  seule dans un deux-pièces de la cité HLM de la banlieue de Copenhague où elle a vécu par intermittence autrefois quand enfant elle quittait le foyer ou la famille d’accueil à laquelle elle était confiée pour retourner chez sa mère droguée, son père alcoolique et violent et son grand frère fuyant les coups dans la rue. Tandis que la mère avait choisi les paradis artificiels et Peter la cité puis l’armée pour fuir les violences paternelles, elle, grâce à sa silhouette frêle, se cachait dans le placard à balais. La cité demeure le ghetto de pauvreté, de drogue et de violence  qu’elle a toujours connu et l’appartement du septième étage où elle habite est semblable à celui du sixième où ils logeaient alors. La jeune fille que de fréquents cauchemars viennent hanter la nuit, à qui l’aide sociale donne à peine de quoi survivre et se nourrir, qui reste toute la journée entre ses quatre murs  à fumer des joints devant la vieille télé récupérée sur le trottoir, se sent l’objet d’une vraie malédiction.
« Suz achète les œufs les moins chers possible. De poules en batterie qui vivent un enfer, dont les pattes sont couvertes de plaies et qui n’ont presque plus de bec pour l’avoir massacré sur le grillage de leur enclos. Elle l’a vu à la télé. Ce n’est pas bien. [...] Mais elle ne voit pas pourquoi celles-ci auraient une vie meilleure que les enfants de l’immeuble.  Pourquoi elles auraient plus de place, plus d’herbe sous les pieds et de ciel au-dessus de la tête que tous ceux avec lesquels elle a grandi. »

Avec un père en prison depuis trois ans pour l’assassinat de sa femme et un frère qui vient d’être rapatrié d’Afghanistan avec un éclat de grenade à la tempe dans un coma profond, plus seule que jamais, Luz n’a plus le choix. Elle a décidé qu’il lui fallait gagner en endurance,  en force, en poids et en méchanceté pour se préparer à affronter l’adversité. Pour cela elle se lance des  défis de plus en plus extrêmes et s’entraîne tous les jours pour augmenter sa résistance à la peur et la douleur. Lasse de subir sa vie, elle décide de cesser de fuir la réalité à force de consommation cannabique, de quitter son costume de victime pour grandir, se durcir et affronter les fantômes du passé et les dangers à venir. Bref, elle veut passer à l’action. Le pistolet qu’elle se prépare à acheter devrait lui faciliter les choses et elle a un plan...

Dans ce parcours elle fera l’acquisition d’un chat nommé «Fini demain», fera affaire avec un dealer cloué sur un fauteuil roulant par une maladie orpheline, rencontrera un jeune lycéen adepte des arts martiaux et un jeune musicien aux dreadlocks habitant au même étage au charme duquel elle n’est pas insensible. Elle poursuivra aussi un quarantenaire – avec une impressionnante collection de photos de jeunes garçons – accusé de pédophilie, dans une scène étonnante qui ne tournera pas comme le lecteur, à la suite de Suz, avait pu l’envisager : « Considérez-moi comme une catastrophe naturelle. Ou un accident de la route. Vous n'êtes pas forcément responsable de quoi que ce soit, mais le camion vous renverse malgré tout. C'est très triste, mais ça arrive » lui dit-elle dans un dialogue qui révèle la piètre opinion qu’elle a de la vie autant que d’elle-même et nous la rend touchante.

Astucieuse, courageuse, fataliste et désarmée quand par mégarde sa sensibilité ou un sentiment affleurent comme avec Fini-demain ou le voisin aux dreadlocks, Suz déploie une énergie désespérée et témoigne d’une détermination vite fascinante. C’est une petite chose chétive et en manque d‘affection que son passé a réduite à n’être qu’une blessure à vif qui soudain ose se prendre pour la grande ombre que la lune projette sur le mur. Réincarnation de La chèvre de Monsieur Seguin, seule face au loup et à tous, dressée contre lui et contre elle-même, aveugle à ceux qui attendris lui tendent la main, elle se bat jusqu’au matin sans même sembler espérer la victoire, simplement pour ne pas s’avouer dès le départ vaincue. Et elle voudrait tant y croire quand même que le lecteur, qui sait pourtant bien que l’existence ne ressemble en rien aux contes pour enfants, finit, un instant, par envisager un improbable "happy-end".
 
Le tableau de l’enfance bafouée et sacrifiée est ici d’une noirceur accablante mais zébré d’éclairs d’attendrissement, de complicité et d’un espoir qui mince comme un fil se dessine parfois. Le ton du récit empreint d’empathie avec la jeune fille pas grandie se trouve allégé par de fréquents traits d’humour et une autodérision qui évitent au roman de tomber dans le pathos et le misérabilisme.  

Avec un style simple, épuré et direct, l’auteur nous conduit d’un épisode à l’autre à suivre les  événements qui constituent cette histoire à travers laquelle l’écrivain nous révèle au compte-gouttes, à demi-mots, l’existence, la psychologie et les projets de cette petite boule de chair hérissée de piques qui se trouve en son centre. Le roman, par ailleurs très visuel – le premier livre de l’auteur a déjà été adapté au cinéma et les autres pourraient bien suivre – dévoile sans complaisance également les coulisses obscures et méconnues de cette capitale danoise notoirement connue pour son dynamisme, son opulence et sa tranquillité.  

Comment devant Suz, avec son physique frêle d’adolescente, son lourd passé familial, son caractère solitaire, asocial et émotionnellement handicapé, ne pas penser à Lisbeth Salander de la trilogie Millénium ? La Fille Hérisson est un polar sympathique à dévorer à partir de 14 ans, qui s’inscrit dans la droite parenté de la trilogie mondialement diffusée et appréciée du suédois Stieg Larson.

Dominique Baillon-Lalande 
(21/11/18)    



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Denoël

(Octobre 2018)
176 pages – 19 €

Traduit du danois par
Alex FOUILLET














Jonas T. Bengtsson


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