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Roddy DOYLE

Smile


«  – Seigneur, a-t-il dit. Je déteste ça. Les trous de mémoire. C'est comme si on laissait tomber des bouts de soi-même au fur et à mesure qu'on avance, non ?
Je n'ai pas répondu. J'ai une bonne mémoire – c'est du moins ce que je pensais. Je ne savais toujours pas de qui il s'agissait. »

Le narrateur, Victor Forde, 54 ans, ne veut pas montrer au barman du pub qu’il a élu comme cantine, à quel point il est seul et désespéré. Il vient de se séparer de l'amour de sa vie, Rachel, devenue une célèbre présentatrice d'émissions de télé et revient vivre non loin du quartier de son enfance, à Dublin.

Dans ce café, il se fait aborder par un homme qui le reconnaît (Victor a eu lui aussi son heure de gloire) comme compagnon d'infortune au collège Saint-Martin, chez les frères chrétiens.
« Il a bougé et a posé un pied sur son genou. J'avais une vue plongeante sur l'entrebâillement de son short. Bref, a-t-il dit. C'est celui qui enseigne le français qui avait envie de ton cul. C'est ça ?
J'avais envie de le frapper. J'avais envie de le tuer. Je sentais le cendrier de verre qui n'était plus là, qui n'était plus sur la table depuis l'interdiction de fumer, décrétée dix ans plus tôt. Je sentais son poids dans ma main, dans mon bras, tandis que je le soulevais, que je me soulevais  moi-même, et le lui écrasais sur la tête. […] Je détestais cet homme, quel qu’il fût. Mais j'ai acquiescé. »
Victor ne se souvient absolument pas de cet Ed Fitzpatrick alors que l'autre semble tout savoir de lui. Ils vont se croiser régulièrement au pub. Petit à petit les souvenirs du narrateur affluent : très beaux comme ceux de sa rencontre avec Rachel, douloureux comme ceux de la mort de son père alors qu'il était encore au collège, drôles comme les blagues lourdingues que les garçons du collège s'échangeaient pour essayer de tenir le coup face à la violence ambiante qu’ils considéraient comme naturelle.

« Il n'était pas aussi brutal que la plupart des autres frères et enseignants laïques. C'est juste que de temps en temps il perdait la tête. Il disjonctait, sans avertissement. Il avait donné un coup de boule à Cyril Toner alors qu'un silence presque total régnait dans la salle. […] Et il ne s'était rien passé. L'affaire n'a pas eu de suite. Toner est rentré chez lui avec le nez cassé après un passage chez le frère supérieur. […] Et Toner avait dû se sentir chanceux de sortir du bureau du frère supérieur sans avoir subi une nouvelle agression. […] Je n'avais jamais pensé que j'assistais à quoi que ce soit d'illégal. Même se faire peloter par un frère, c'était juste un coup de malchance, la conséquence d'un mauvais timing. »

Mais le lecteur sent la menace grandir dans la présence sinistre et gluante d’Ed Fitzpatrick et même s'il se sent bercé, berné, par l'humour du narrateur qui tient ainsi sa vie et son mal de vivre à distance, il voit craquer le personnage que veut bien montrer Victor jusqu'au choc final. Ed, qui ressemble à une de ces monstrueuses statuettes facilitant soi-disant l'accouchement, va faire resurgir chez Victor des pans entiers de son passé et faire s'écrouler la fiction qu'il se, qu’il nous raconte. Victor rêve tout au long de Smile d'écrire un livre sur ce qui ne va pas en Irlande.
« L'église, la politique, les inégalités, le fait d'être bloqué dans le passé, l'influence politique des paysans. Telles étaient mes cibles, mais je n'avais pas été capable d'en faire grand-chose. […] Je savais que la domination de l'église catholique n'était pas une bonne chose mais je ne savais pas comment développer ce thème. […] Mais voilà l'important : j'allais écrire ce livre ; j'étais en train d'écrire ce livre. J'en étais persuadé. Je le savais. » Mais il n'y arrive pas.

Si le narrateur, détruit parce qu'il voulait dénoncer, n'arrive pas à écrire ce livre, Roddy Doyle, lui, le fait magistralement et redonne peut-être le « sourire » à tous les « Victor » victimes du silence de toute une société sur les exactions commises par certains au sein de l'église.

Sylvie Lansade 
(01/10/18)    



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Joëlle Losfeld

(Août 2018)
256 pages - 19,50 €


Traduit de l'anglais par
Christophe Mercier







Roddy Doyle,
né en 1958 à Dublin. écrit des romans, des pièces de théâtre et des scénarios de films. Plusieurs de ses livres ont été transposés au cinéma.


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