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« Ce soir Louis n’est pas rentré. Je viens d’allumer les lampes dans le séjour, dans la cuisine, dans le couloir. Leur lumière chaude et dorée, celle qui accompagne la tombée du jour, si réconfortante, ne sert à rien. Elle n’éclaire qu’une absence. Dans leur chambre, baignés, séchés, au chaud dans leurs pyjamas aux couleurs douces, les petits sont à leurs jeux, à leurs leçons, à leur monde. Puis ils ont faim, les voilà à la cuisine, qui me demandent pourquoi Louis n’est pas là. » On est dans les années cinquante. Anne a connu la guerre, les otages fusillés par les Allemands, la disparition en mer d’Yvon, son mari, pêcheur malencontreusement bombardé par des avions alliés, la condamnant au bus aux aurores pour la conserverie, « les mains abîmées, le dos cassé, les jambes de plomb. Les odeurs » pour échapper à la misère et nourrir leur petit. « La vie difficile. Tellement ». Depuis chaque jour, Anne sur la grève ou au port guette son retour. « Sous mes gestes de chaque jours, il n’y a que du vide. De la place pour les songes apportés par le vent, pour les mots racontés par les flots. » « Disparaître dans ce qu’on appelle ici le trou du diable, un puits naturel creusé dans la paroi de la falaise, où l’eau tourbillonne en accrochant une écume molle à la roche noire » « Tous les jours je dois m’inventer de nouvelles résolutions, des choses pour tenir debout, pour ne pas me noyer, pour me réchauffer, pour écarter les lianes de chagrin qui menacent de m’étrangler. » Mais « Je m'invente des ancres pour rester amarrée à la vie », « Je me suis toujours promis de gâter mes enfants, plus tard, autant que je le pourrai […] tant que Gabriel et Jeanne seront là autour de la table à se réjouir, ni le chemin ni le trou du diable ne m’emporteront. »
Chez ce personnage magnifique de mater dolorosa moderne qui incarne l’obstination désespérée à survivre, le désir infaillible de revoir ce fils dont elle est convaincue qu’il est encore en vie et qu’elle pourra l’étreindre à nouveau, j’ai retrouvé l’espoir insensé et inébranlable de la mère dans Ana Non (Agustin Gomez-Arcos, 1977), une autre mère blessée, empêchée, partie à pied le long des rails pour un long périple vers le nord de l’Espagne pour embrasser ce fils détenu dans les geôles franquistes dont elle n’a plus de nouvelles. Il y a là pareillement un amour maternel absolu, un besoin et une inébranlable foi dans d’improbables retrouvailles, une douleur insondable, la suspension du temps et la tension hallucinée qui portent de bout en bout la marche de l’une et l’attente immobile de l’autre, créant une émotion d’une intensité presque insoutenable. Et, dans cet amour tour à tour destructeur et salvateur pour leur enfant, ces deux femmes humbles et ordinaires, face à l’adversité et la folie qui rôde, jamais ne se résignent mais, telles des figures mythiques de tragédie antique, luttent avec force et dignité pour rester debout. Mais si Anne est dévorée par l’absence de son premier-né, son récit ne s’enferme pas dans cette attente mais pousse plus loin l’introspection, explorant ses souvenirs de gamine, revenant sur les temps de guerre, questionnant son présent à travers les notions de famille (celle de son enfance, celle formée avec Yvon et Louis et enfin celle recomposée avec Étienne, Gabriel et Jeanne), d’amour et de couple, s’arrêtant parfois sur le choc des classes sociales auquel, par ces secondes noces bourgeoises qui l’ont sauvée de la misère en traîtresse pour les uns et usurpatrice pour les autres, la jeune veuve a été confrontée. Cette pietà en équilibre au bord du gouffre de la folie chez qui jamais plainte ou reproche dont elle n’a « Pas l’habitude. Pas eu ce loisir dans son enfance à baffes et à bosses » ne franchissent les lèvres, résiste avec dignité. Comme une femme de marin guettant l'horizon du haut de la falaise, habitée depuis toujours par l’absence et par une défiance envers cette maîtresse imprévisible et capricieuse qui garde parfois ses amoureux en son sein pour toujours, elle attend. C’est avec une écriture ciselée et souvent picturale que Gaëlle Josse aborde cette histoire de vie dans laquelle elle parvient à insuffler autant de mystère, de profondeur, de séduction que d’humanité. « Et comme la vie est lente / Et comme l'Espérance est violente » (Apollinaire) reprend l’auteur en exergue, offrant un résumé parfait de l’essence même de ce roman aussi sombre que lumineux. Dominique Baillon-Lalande |
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