Retour à l'accueil du site
Retour Sommaire Nouvelles





Ménis KOUMANDARÉAS

Les neiges de décembre ne préviennent jamais



Ce très beau titre est celui de la première nouvelle de ce recueil qui en regroupe cinq. C’est un récit autobiographique d’une trentaine de pages qui donne la parole à Menis à peine adolescent durant ces années d’affrontement entre communistes de l’Armée de libération du peuple (EAM) et la droite conservatrice de la fin de la guerre à la guerre civile. Quand le père, conservateur prévenu d’une probable arrestation, se réfugie  chez un ami dans un quartier résidentiel en laissant femme et garçon derrière lui, l’aîné a déjà quitté la maison pour ses études à l’université et surtout  la lutte politique.  « Le calme illusoire de la maison était régulièrement interrompu par le sifflement des balles. […] J’avais déjà été habitué aux bombes pendant l’occupation, c’est pour ça que même ces bruits-là ne me faisaient pas une si grande impression » se vante le gamin. Il fanfaronnera moins un peu plus tard quand sa mère et lui seront arrêtés avec une  vingtaine d’autres personnes. Le jeune garçon n’a pas les clés pour tout comprendre et sa naïveté donne lieu à des interprétations assez fantaisistes : « Staline était devenu le grand commandeur qui avait repoussé les Allemands à Stalingrad. Le Front de libération nationale et l’Armée de libération du peuple (ELAS) ici, dans mon pays, l’avaient installé dans l’iconoclaste en lieu et place de la Vierge et du Christ. Mais est-ce aussi pour ça qu’ils étaient si nombreux – et ma famille en faisait partie – à ne pas pouvoir voir les rouges en peinture ? » L’épisode se déroule pendant les fêtes de Noël et cette nuit de décembre quarante-quatre, où prisonniers et gardes, dans un cinéma abandonné, au son du bouzouki se mettent à chanter et danser ensemble, scène à la fois surréaliste, inattendue et touchante, illustre bien la complexité politique et l’instabilité chronique qui minent alors le pays et donne le ton du livre. 
La deuxième nouvelle, Le marabout et la junte, retrouve le même narrateur ses études finies en plein militantisme politique pour les communistes. Avec un compagnon de lutte et écrivain, Kostas Takhsis, il se réjouit de rendre visite à un vieux maître devenu mythique par sa littérature et son engagement politique. Ils viennent avec une pétition contre les exactions de la junte militaire alors au pouvoir pour laquelle ils espèrent sa signature. Kostas et le vieil homme se connaissent déjà et le dialogue entre eux est de haute volée. La littérature s’est immiscée dans la conversation mais ce n’est pas de là que viendra la surprise.
La suivante, Le diable a perdu son portable, plus contemporaine, met en scène un chauffeur de taxi atypique et ses courses. Elles seront réduites ce jour-là car le conducteur se laisse fasciner par sa première passagère, une belle femme à la voix rauque qui ne le voit même pas tant elle est suspendue en permanence à son téléphone. L’homme en perd la raison, imagine tous les scénarios pour la retrouver, la cherche dans toute la ville interrompant son service pour ne plus transporter qu’un estropié sollicitant d’être conduit à la clinique. L’épouse du conducteur attentionnée lui passe parfois un bref appel pour prendre des nouvelles ou lui parler du repas qui l’attend une fois chez lui. Et de ce quatuor mal assorti et d’un mobile perdu glissé sur le sol du véhicule vont naître rêves, surprise et quiproquo.
Les clochettes est une nouvelle courte se déroulant à huis clos dans une rôtisserie. Là se trouvent notre narrateur qui semble bien connaître le patron, de jeunes et fiers Albanais attablés ensemble pas loin et un vieil homme saoul au coin de la pièce semblant faire partie du décor. Quand ce dernier se met à insulter dans un grec inarticulé et difficilement compréhensible mais de façon véhémente les étrangers, l’atmosphère s’assombrit et des perturbations s’annoncent à l’horizon.
Aris, qui donne son titre à la dernière nouvelle, est le frère de Menis évoqué dans la nouvelle titre. Tous ont vieilli, le narrateur est marié et père de famille, son père est mort et sa mère désormais fragile. C’est elle qui a demandé son aide, pour le frère. Des années qu’il est devenu un fantôme  qui tente de dissoudre ses regrets et ses traumatismes dans l’alcool. Plusieurs fois, ils sont tous intervenus pour qu’il se soigne, en vain. Aris est devenu une épave mais cette fois c’est grave, cela ressemble à un suicide et la mère tremble. Le benjamin doit venir sauver son frère. C’est au bistrot bien sûr que le petit retrouve le grand déjà bien imbibé. Ça fait longtemps qu’ils ne se sont vus. Il s’installe au bar près de lui, les retrouvailles sont amicales et le dialogue hésitant mais affectueux de part et d‘autre. Mais plus la soirée avance plus la tension devient palpable : chez le frangin l’agressivité grimpe aussi vite que le taux d‘alcoolémie. Les frustrations et les rancœurs familiales s’étalent, la discussion frôle des précipices et le petit, aussi mal à l’aise qu’impuissant, craque. Avec la canicule de ces derniers jours la température à l’intérieur est insupportable et il lui faut prendre l’air, goûter la fraîcheur de la nuit. Quand il sort du bar, Aris refuse de quitter le comptoir pour le suivre. S’il rentre seul abandonnant celui qu’il devait mettre en sécurité à son triste sort comment pourra-t-il affronter le regard de sa mère ?

      Ces cinq nouvelles dressent une topographie assez précise d’Athènes qui rayonne autour de la grande place Victoria jusqu’à ses quartiers.  À travers ces récits autobiographiques ce n’est pas lui que Ménis  Koumandaréeas donne à voir mais cette ville mythique paradoxale, éternelle et tourmentée qu’il n’a jamais quittée et qu’il scrute et analyse en spectateur. Se dressant comme un témoin de l’Histoire tumultueuse de la Grèce d’après-guerre jusqu’à nos jours, Athènes se fait alors  miroir des problèmes de la société moderne grecque et de son tissu social dans son ensemble.
Le positionnement du narrateur en observateur extérieur parfois naïf est une manière assez judicieuse pour tenter d’appréhender la réalité complexe de l’Histoire grecque et la transmettre. Homme engagé et écrivain réaliste, Ménis Koumandaréas, en projetant ses récits du quotidien à la lisière entre le comique et la tragédie, questionne la vérité au-delà des apparences et cherche à ouvrir le regard de tous sur la société. Il pensait que « la force de la littérature est insidieuse et corrosive ».« Si on ne peut pas changer le monde, on peut au moins le tenir éveillé » disait-il lui-même souvent.
L’écriture d’apparence simple et classique est aussi, si on y est attentif, délicatement musicale et rythmée. Elle  recèle également des trésors d’ambiguïté et d’autodérision qui viennent « moderniser » l’apparence lisse de l’ensemble.

Ménis Koumandaréas opposant connu à la dictature des Colonels (1967-1974) a participé avec dix-sept autres écrivains (dont le prix Nobel Georges Séféris) à un recueil de textes de résistance qui fit grand bruit à l’époque. En 2014, à 83 ans, il meurt assassiné dans son appartement de Kypseli, quartier populaire de la capitale. De façon troublante, dans son roman autobiographique, Le trésor du temps, paru quelques mois avant sa mort, l'écrivain évoquant les errances nocturnes parfois déraisonnables auxquelles la solitude suite au décès de sa femme le conduisait, parlait étrangement de « soirées passées avec des amis – de temps à autres ennemis aussi ». Détail peu commun, c’est en fouillant ce livre que la police a trouvé la piste et mis la main sur le jeune meurtrier inconnu de ses services. Une de ses connaissances nocturnes dont l’auteur avait pressenti qu’elle n’était pas désintéressée et anodine...
Merci à l’éditeur pour cette édition française. Pourtant fort populaire en Grèce, l’écrivain est trop peu traduit (donc peu connu) chez nous. La découverte de ces nouvelles, une douzaine d’années après l’édition originale, nous les fait lire avec l’éclairage de ce que nous savons de la crise grecque actuelle. Or cette plongée dans l’Histoire tumultueuse « d’avant la question de la dette » est d’autant plus intéressante qu’elle en fournit indirectement des éléments de compréhension et nous en révèle l’aspect chronique. À découvrir.

Dominique Baillon-Lalande 
(26/12/18)    



Retour
Sommaire
Lectures








Le soupirail

(Octobre 2018)
178 pages - 20 €

Traduction du grec par
Guillaume Tournier









Ménis Koumandaréas,
né à Athènes en 1931, écrivain et traducteur grec, auteur d'une vingtaine de romans, nouvelles et essais, a été assassiné
en décembre 2014.



Bio-bibliographie
sur Wikipédia