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Edward Kelsey MOORE


Les Suprêmes chantent le blues


Le roman se déroule à Plainview, une petite ville de l’Indiana, dans les années 60-70 autour de trois amies d’enfance afro-américaines maintenant sexagénaires et grand-mères pour deux d’entre elles.
Odette, une femme grassouillette et au fort caractère qui, comme sa mère décédée, est médium, vient de sortir d’un cancer. Elle forme un couple harmonieux avec James, un flic au visage barré d’une cicatrice faite au rasoir lors d’une enfance tumultueuse. Cet homme égal d’humeur, attentionné, sérieux et effacé va, par le biais du hasard, se retrouver au cœur des turbulences qui perturberont la petite ville sous peu.
Barbara Jean, malgré une enfance difficile auprès d’une mère alcoolique et faisant commerce de son corps, est la plus belle des trois. Grâce à l’héritage de son  premier mari, elle est aussi la plus riche. Depuis la mort de son fils et celle de son vieil époux, elle œuvre comme bénévole dans l’hôpital local dont elle est la plus généreuse donatrice. La veuve s’est remariée en secondes noces avec le "roi des petits blancs craquants" qui la faisait fantasmer adolescente et avec lequel elle forme aujourd’hui un couple complice et solide.
Clarice, une enfant prodige qui avait laissé tomber le piano pour élever ses enfants, réalise enfin ses rêves. Après avoir mis à la porte son mari, brillant sportif charmant mais volage, elle se produit en concert et vend des enregistrements dans tout le pays. Si elle a finalement repris avec son "GI Joe déguisé en Ken" une liaison c’est uniquement pour le plaisir du sexe sans entraver cette liberté et cette indépendance retrouvées dont elle ne saurait plus se passer.
Ces femmes volontaires, dynamiques et gentiment taquines liées par une amitié insubmersible  n’ont jamais cessé de se retrouver régulièrement pour partager rires et confidences ou se soutenir si besoin.

Mais la lutteuse, la mécène et la musicienne ne savent pas encore que la venue à Plainview d’El Walker, un bluesman invité par Forrest Payne cet octogénaire au costard jaune canari qui tient le  Pink Slipper Gentlemen’s Club, pour animer son improbable mariage avec la bigote Béatrice, mère de Clarisse, va remuer bien des souvenirs, rouvrir des plaies mal refermées, bousculer les cœurs et donner à chacun l’occasion de faire la paix avec son passé...….

    Ce trio de femmes fortes et belles saura assurément séduire le lectorat féminin qui appréciera leurs personnalités, leur complicité chaleureuse, leur combativité mais aussi le regard tendre, esthétique et parfois gentiment moqueur qu’elles portent sur leurs alter ego masculins.
Mais derrière ses qualités évidentes de « page-turner" à l’intrigue peu réaliste mais palpitante et divertissante, Les Suprêmes chantent le blues nous livre en arrière-plan un tableau de l’Amérique profonde (et plus particulièrement du Midwest) non édulcoré avec sa société au racisme larvé soumise aux diktats d’une religion hyper présente, vue à hauteur de cette classe moyenne à laquelle les trois femmes appartiennent, de naissance pour Odette et Clarice et par son mariage pour Barbara Jean. La pauvreté y est évoquée au passé (El, Loretta, Lily) le plus souvent assortie à une addiction ou une acceptation de son sort en une parfaite illustration du culte de la réussite sociale et du "self-made man"  fondé sur le mérite personnel et la détermination. C’est bien évidemment à cette aune culturelle, morale et religieuse que les questions de la famille, de l’argent, de la violence, de la faute et du pardon abordées dans le roman sont encore traitées. Autre élément fondateur de la culture américaine repris dans cette histoire : le blues. Il est ici magnifiquement incarné par un orphelin noir malmené par le destin, en accord parfait avec cette musique d'une infinie tristesse qu’il joue sur sa guitare sur un chant qui n’en finit jamais de dire le malheur et l’amour. Face au récit personnel des Suprêmes, celui du bluesman, au-delà du ressort dramatique que son arrivée constitue pour l’intrigue, introduit dans cette histoire dynamique et positive un zeste de complexité, de mystère, de gravité et de tension. En ouvrant les portes du passé, en apportant de ses voyages un regard élargi, il fait contrepoint, apporte une profondeur de champ, et ces apports essentiels au récit  l’amènent progressivement à y prendre la place centrale initialement consacrée au trio.

Les Suprêmes chantent le blues est un roman musical. Aux côtés de cette "musique noire" née dans les champs de coton à la deuxième moitié du XIXe siècle qui habite et transfigure tout le récit, une autre, dite "classique" car venue du vieux monde blanc, trouve ici place à travers les morceaux de Beethoven et de Mozart que répète inlassablement Clarice avant  ses concerts.  Cette coexistence pacifique entre les divers genres musicaux qui renvoie assurément à l’aspect multiculturel constitutif du pays, s’inscrit dans la ligne du non ségrégationnisme et l’exhortation au respect et à la tolérance qu’incarnent Terry, Odette, El ou Barbara Jean dans cette histoire. Qu’elle se fasse blues ou concertos, la musique réunit les hommes au-delà des générations, du genre, des frontières érigées entre les classes, les cultures et les couleurs de peau.  Cette présence musicale forte dans sa double composante est peut-être aussi un clin d’œil  personnel de l’auteur à la carrière de violoncelliste qui fut la sienne avant qu’il n’embrasse celle d’écrivain. 

La langue est très oralisée et le style s’anime de nombreux dialogues vifs et enjoués, n’hésitant jamais à introduire un bon mot, une situation truculente ou une image amusante pour alléger la tension quand l’émotion se fait trop forte. De même les bons sentiments et la tendresse latente mais aussi l’humour s’affirment et s’interposent pour temporiser la souffrance et la violence dès que le récit flirte avec le drame. La construction du roman est chronologique, avec un récit au présent nourri de fréquents retours sur le passé et repose sur une bipolarité classique entre Mal et Bien, Malheur et Bonheur. La part sombre, douloureuse et négative se retrouve cantonnée dans l’évocation du passé. Le présent du roman incarne l’espoir de guérison des blessures ou des cicatrices restées sensibles et la recherche du pardon. Les lendemains préfigurés en toute fin du roman augurent et consacrent en conséquence la réconciliation, la sérénité et le bonheur.

Ce roman divertissant et porté par une philosophie positive parvient à éviter le piège des clichés et gagne en intérêt (voire pour nous en exotisme) et en épaisseur par ce qu’il nous dit de ce pays à la fois si semblable et si différent du nôtre. Par la présence forte et lumineuse de ses protagonistes et cette imprégnation sensible dans l’univers du blues qui lui donne toute son originalité et sa profondeur, il réussit également à nous émouvoir.
Ne boudez pas votre plaisir, c’est à une lecture de vacances romanesque, plaisante, drôle et sensible qu’Edward Kelsey Moore nous invite ici. 

Dominique Baillon-Lalande 
(10/08/18)   



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Actes Sud

(Juin 2018)
304 pages - 22,50 €


Traduit de l'américain par
Philippe & Emmanuelle
ARONSON










Edward Kelsey Moore,
violoncelliste professionnel né dans l’Indiana, vit maintenant à Chicago. Nouvelliste et romancier,
il a notamment  publié
Les Suprêmes (Actes Sud 2014) qui a été un gros succès mondial.



Pour visiter son site :
www.edwardkelsey
moore.com