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Une femme jamais nommée travaille dans un cabinet d’avocats qui défend aux prud’hommes les personnes licenciées en se répartissant clients et paiement du service rendu. Il y a dans les cas exposés ici autant de femmes que d’hommes, de tous âges et tous milieux. Si les cadres intermédiaires du commerce, de la communication ou des services financiers sont nombreux, on y croise aussi une femme atteinte d’un cancer et licenciée après un mois d’absence pour mastectomie sous couvert de raison économique, un handicapé jugé trop encombrant, un ouvrier du bâtiment d’origine rwandaise face à un patron qui profite de sa non maîtrise du français écrit pour le sous-payer, un transsexuel viré de son boulot aux pompes funèbres « après un long parcours de réassignation sexuelle », le jour où il revient habillé en femme. Tout en haut du panier une intermédiaire en joaillerie à l’efficacité reconnue mais vieillissante se sent poussée dehors, un grand chimiste à un poste de direction auquel on essaie de faire porter le chapeau d’un scandale sanitaire touchant son entreprise s’inquiète des risques de sa situation et des indemnités compensatoires envisageables… Côté vie privée, l’avocate, sa journée terminée, abandonne le cabinet et ses collègues avec lesquels elle a une complicité chaleureuse pour redevenir une femme comme une autre, désireuse de s’alléger de toute cette souffrance pour renouer avec le plaisir ou la joie dans l’ombre des galeries d’art ou des musées, dans les boutiques où parfois l’accompagne une amie, dans les squares et les rues de Paris qu’elle aime arpenter. Quand son emploi du temps le lui permet son amoureux Philibert, «aimable et autonome», l’entraîne dans la chaleur des bars de nuit, un nouveau restaurant à la mode qu’ils viennent tester, une discothèque où ils s’étourdiront toute la nuit jusqu’à l’épuisement. Son fils vit encore sous son toit et, du haut de ses vingt ans, l’étudiant a son rythme, ses amis et ses sorties et un simple texto d’information de l’un ou l’autre suffit pour que chacun profite de sa liberté quand cela lui chante.
Spécialisée en droit du travail, Cécile Reyboz plonge son lecteur dans la réalité des dossiers ordinaires portés aux prud’hommes, dans la diversité de l’humain et des cas, dans la souffrance des êtres, avec les dossiers simples et impossibles à perdre mais parfois perdus et ceux difficiles sur lesquels personne ne parierait magiquement gagnés, dans le carcan des procédures face aux formules jargonnantes utilisée aujourd’hui par le patronat pour masquer les dérives des méthodes moderne de management. Ce qui se cache derrière la détresse des « clients » c’est l’individualisation du travail et la mise en concurrence des employés, la dictature du changement avec les constantes recomposition des services et départements, les redéfinitions incessantes des missions, objectifs et métiers qui rendent leur expérience obsolète, les évaluations permanentes qui déstabilisent et altèrent leur image à leurs propres yeux. Une instrumentalisation du doute et de la peur pour s’assurer de leur docilité. Il devient alors facile de leur reprocher un manque d’adaptation, de flexibilité, de compétences, une incapacité à se remettre en question ou à prendre des risques, pudiquement nommés « insuffisance professionnelle, caractérisée par un manque de proactivité », « désalignement culturel avec les valeurs de l’entreprise » ou « mauvaises relations avec leurs performance partners », comme motif de licenciement. « La mode du tout consultant, les nouvelles organisations piégeuses et infantilisantes, la rationalisation des coûts, les externalisations, les faux dialogues, les métiers inexplicables et qui ne servent à rien » sont les éléments de cette grande manipulation qui laisse aux décideurs toute latitude de sacrifier comme bon leur semble des salarié épuisés, pas assez malléables ou vieillissants au dieu profit. Entremêlés à ces rencontres où la narratrice utilise le « nous » neutre et professionnel qui maintient la distance de réserve avec les clients autant qu’il renvoie à ses collaborateurs de manière plus générale, le récit à la première personne de la femme racontant son temps libre et ouvrant la porte de sa vie privée inverse les rôles. Celle qui écoute, sait, assiste et décide face aux clients toute la journée redevient une personne avec ses faiblesses et sa fantaisie, une utilisatrice de services ou consommatrice de biens, une amante qui se repose sur Philibert pour choisir leurs sorties. Dépouillée de son rôle, la combattante connaît le doute et la solitude, devient sensible au regard de l’autre, choisit souvent la fuite dans le divertissement, le luxe et la beauté. Redevenue anonyme et fragile mais libre, elle plonge avec gourmandise dans ce monde de la nuit insouciant des quarantenaires aisés auquel la capitale semble appartenir et qui n’a rien de commun avec celui qu’elle auditionne le jour. Grisée par la légèreté et la quête du plaisir de cet univers des apparences si éloigné de ce qu’elle est vraiment, elle se régale à en observer les acteurs et regretterait presque, parfois, de ne pas être vraiment des leurs. Elle n’a jamais su où était sa place ni comment exister aux yeux des autres. Sous sa couverture belle et pertinente illustrée d’un homme-marionnette, ce roman, entre naturalisme et introspection, par le biais du métier et de l’intimité de la narratrice, dénonce de façon incisive mais pleine d’humanité la violence de cette société du profit qui transforme les êtres, travailleurs ou clients, en produits. Et l’inclination à la violence du fils qui inquiète tant la mère ne serait-elle pas un écho, une réaction à cette agression sociétale ressentie et renvoyée sur l’autre pour s’en protéger ? Dominique Baillon-Lalande (03/04/18) |
Sommaire Lectures Éditions Actes Sud (Janvier 2018) 208 pages - 19 €
Bio-bibliographie de Cécile Reyboz sur Wikipédia |
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