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Cécile REYBOZ

Clientèle


Une femme jamais nommée travaille dans un cabinet d’avocats qui défend aux prud’hommes les personnes licenciées en se répartissant clients et paiement du service rendu.
C’est une quinzaine de ses dossiers que le temps du livre nous découvrirons à travers des victimes  ne comprenant ni ce qui leur arrive ni comment obtenir justice, souvent accablées, incrédules, démunies. Toutes sont submergées par des émotions personnelles souvent inexploitables dans ce monde juridique où seuls les écrits et les témoignages constituent les preuves nécessaires à la défense du client. Lors de leur rendez-vous, le travail de l’avocat est donc d’écouter le récit du licencié pour l’amener progressivement à fournir les pièces et les renseignements vérifiables et nécessaires pour « transformer l’histoire en dossier, de quoi formuler une plainte précise et plaider ». Pour les prud’hommes, ces tribunaux où ni les belles plaidoiries ni l’émotion n’ont leur place, le premier rôle de l’avocat est de trier, renommer, qualifier pour trouver dans le licenciement la faille de procédure ou l’irrégularité qui permettra au client la meilleure indemnisation possible par la voie directe de la négociation avec l’entreprise ou par défaut lors de l’audience.  
« Certains perçoivent la rupture professionnelle comme une rupture amoureuse, d’autres règlent leurs comptes à travers une demande chiffrée, d’autres encore veulent aller jusqu’au bout sans transiger, quelle que soit l’issue financière. »

Il y a dans les cas exposés ici autant de femmes que d’hommes, de tous âges et tous milieux. Si les cadres intermédiaires du commerce, de la communication ou des services financiers sont nombreux, on y croise aussi une femme atteinte d’un cancer et licenciée après un mois d’absence pour mastectomie sous couvert de raison économique, un handicapé jugé trop encombrant, un ouvrier du bâtiment d’origine rwandaise face à un patron qui profite de sa non maîtrise du français écrit pour le sous-payer, un transsexuel viré de son boulot aux pompes funèbres « après un long parcours de réassignation sexuelle », le jour où il revient habillé en femme. Tout en haut du panier une intermédiaire en joaillerie à l’efficacité reconnue mais vieillissante se sent poussée dehors, un grand chimiste à un poste de direction auquel on essaie de faire porter le chapeau d’un scandale sanitaire touchant son entreprise s’inquiète des risques de sa situation et des indemnités compensatoires envisageables…
Un coach sportif à domicile ayant monté sa TPE est le seul de la série à représenter l’autre face du licenciement celle du patron confronté à la plainte de son agent d’entretien.
Le quotidien du cabinet entre ces rendez-vous et les séances au tribunal se charge aussi de nombreuses communications téléphoniques avec de potentiels futurs clients venus se renseigner avant de choisir la voie prud’homale ou non et des clients s’inquiétant du suivi de leur dossier.   

Côté vie privée, l’avocate, sa journée terminée, abandonne le cabinet et ses collègues avec lesquels elle a une complicité chaleureuse pour redevenir une femme comme une autre, désireuse de  s’alléger de toute cette souffrance pour renouer avec le plaisir ou la joie dans l’ombre des galeries d’art ou des musées, dans les boutiques où parfois l’accompagne une amie, dans les squares et les rues de Paris qu’elle aime arpenter. Quand son emploi du temps le lui permet son amoureux Philibert, «aimable et autonome», l’entraîne dans la chaleur des bars de nuit, un nouveau restaurant à la mode qu’ils viennent tester, une discothèque où ils s’étourdiront toute la nuit jusqu’à l’épuisement. Son fils vit encore sous son toit et, du haut de ses vingt ans, l’étudiant a son rythme, ses amis et ses sorties et un simple texto d’information de l’un ou l’autre suffit pour que chacun profite de sa liberté quand cela lui chante.
L’inquiétude vient d’ailleurs, de la difficulté de son fils à gérer la violence quand elle s’empare de lui. La mère que cela préoccupe fortement tente à plusieurs reprise et non sans mal, lors des rares moments d’accalmie du cabinet, de rédiger une requête auprès d’un psychiatre de ses connaissances afin que celui-ci accepte de prendre en consultation le garçon qui en a exprimé le désir.  

 

Spécialisée en droit du travail, Cécile Reyboz plonge son lecteur dans la réalité des dossiers ordinaires portés aux prud’hommes, dans la diversité de l’humain et des cas, dans la souffrance des êtres, avec les dossiers simples et impossibles à perdre mais parfois perdus et ceux difficiles sur lesquels personne ne parierait magiquement gagnés, dans le carcan des procédures face aux formules jargonnantes utilisée aujourd’hui par le patronat pour  masquer les dérives des méthodes moderne de management. Ce qui se cache derrière la détresse des « clients » c’est l’individualisation du travail et la mise en concurrence des employés, la dictature du changement avec  les constantes recomposition des services et départements, les redéfinitions incessantes des missions, objectifs et métiers qui rendent leur expérience obsolète, les évaluations permanentes qui déstabilisent et altèrent leur image à leurs propres yeux. Une instrumentalisation du doute et de la peur pour s’assurer de leur docilité. Il devient alors facile de leur reprocher un manque d’adaptation, de flexibilité, de compétences, une incapacité à se remettre en question ou à prendre des risques, pudiquement nommés « insuffisance professionnelle, caractérisée par un manque de proactivité », « désalignement culturel avec les valeurs de l’entreprise » ou « mauvaises relations avec leurs performance partners », comme motif de licenciement. « La mode du tout consultant, les nouvelles organisations piégeuses et infantilisantes, la rationalisation des coûts, les externalisations, les faux dialogues, les métiers inexplicables et qui ne servent à rien » sont les éléments de cette grande manipulation qui laisse aux décideurs toute latitude de sacrifier comme bon leur semble des salarié épuisés, pas assez malléables ou vieillissants au dieu profit.
Face à la machine qui les a broyées, dans les entretiens menés par l’avocate avec rigueur mais humanité, les victimes gonflées de colère demandant vengeance, paniquées ou démolies par cette injustice et au bord des larmes, en révèlent bien plus sur leur personnalité  qu’elles ne le croient et le voudraient parfois. Une façon pour l’auteur de partager l’empathie qu’elle ressent pour certains  plaignants, d’exprimer la colère qui l’anime notamment contre les discriminations dont certains ont été l’objet, de glisser du reportage juridique au récit sensible. La vivacité et l’humour que l’auteur conserve en toute circonstance et la découverte de milieux professionnels très diversifiés s’y ajoutent pour entretenir l’intérêt du lecteur lors de cette énumération de cas. 

Entremêlés à ces rencontres où la narratrice utilise le « nous » neutre et professionnel qui maintient la distance de réserve avec les clients autant qu’il renvoie à ses collaborateurs de manière plus générale, le récit à la première personne de la femme racontant son temps libre et ouvrant la porte de sa vie privée inverse les rôles. Celle qui écoute, sait, assiste et décide face aux clients toute la journée redevient une personne avec ses faiblesses et sa fantaisie, une utilisatrice de services ou consommatrice de biens, une amante qui se repose sur Philibert pour choisir leurs sorties. Dépouillée de son rôle, la combattante connaît le doute et la solitude, devient sensible au regard de l’autre, choisit souvent la fuite dans le divertissement, le luxe et la beauté. Redevenue anonyme et fragile mais libre, elle plonge avec gourmandise dans ce monde de la nuit insouciant des quarantenaires aisés auquel la capitale semble appartenir et qui n’a rien de commun avec celui qu’elle auditionne le jour. Grisée par la légèreté et la quête du plaisir de cet univers des apparences si éloigné de ce qu’elle est vraiment, elle se régale à en observer les acteurs et regretterait presque, parfois, de ne pas être vraiment des leurs. Elle n’a jamais su où était sa place ni comment exister aux yeux des autres.

Sous sa couverture belle et pertinente illustrée d’un homme-marionnette, ce roman, entre naturalisme et introspection, par le biais du métier et de l’intimité de la narratrice, dénonce de façon incisive mais pleine d’humanité la violence de cette société du profit qui transforme les êtres, travailleurs ou clients, en produits. Et l’inclination à la violence du fils qui inquiète tant la mère ne serait-elle pas un écho, une réaction à cette agression sociétale ressentie et renvoyée sur l’autre pour s’en protéger ?
 
Cette autofiction nourrie d’une expérience professionnelle dans un secteur d’activité peu connu restituée avec autant d’acuité que d’humour et de sensibilité est passionnante. Sa construction filant l’intime au métier et la qualité de son style en font de plus une œuvre littéraire qui se lit avec émotion et plaisir. Merci à l’auteure pour cet « étonnement », cette « non-accoutumance » à ce dont elle est le témoin privilégié qui l’a conduite dans un élan juste et généreux à ce double questionnement sur le monde du travail et sur l’emprise de la consommation dans un portrait à charge de notre société ultra-libérale qui foule aux pieds la valeur humaine au profit des bénéfices.
Merci aussi pour ce beau portrait de femme si juste quand il pointe du doigt nos propres paradoxes ou tensions entre vie professionnelle et vie privée.  

Dominique Baillon-Lalande 
(03/04/18)    



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Éditions Actes Sud

(Janvier 2018)
208 pages - 19 €









Cécile Reyboz,
avocate, vit et travaille à Paris. Clientèle est son quatrième roman chez Actes Sud. Elle écrit aussi pour le théâtre. 





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Cécile Reyboz
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