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Adrien BLOUËT

L’absence de ciel


« Cette longue marche lui permit d'en connaître plus sur les espaces qui se succédaient et s'entremêlaient près du village de Laib, mais aussi d'expérimenter comment ce nouvel engagement dans son film, plus complet, permettant plus de subjectivité, lui procurait une joie grandissante proche de l’euphorie, tirant même imperceptiblement vers l'extase. »

Étrange roman que ce premier roman où Adrien Blouët met en scène un jeune artiste vidéaste, tout juste sorti d'une école de cinéma à Berlin, Hennes Van Veldes, qui va plonger dans les affres de la création jusqu'à presque en perdre la vie.

Il y a quelque chose de l'ordre de l'envoûtement dans ce récit d'apprentissage, une sorte de conte fantastique où un jeune urbain, à la pointe des dernières technologies de la communication, va s’engluer dans la nature jusqu'à y vivre comme une bête sauvage.

Plus par désœuvrement que par véritable goût, à la fin de ses études, Hennes a proposé ses services de documentariste sur Internet. C'est un vieil écrivain allemand, assez déplaisant et inquiétant, vivant au Danemark, Cornelius Düler (son nom évoque déjà Hoffmann) qui lui commandite un reportage sur un autre vieil artiste, Wolfgang Laib, un plasticien vivant dans le sud de l'Allemagne qui compose des œuvres à base de pollen.

« Laib commença, dans les prés et les champs qui entouraient le village, à récolter du pollen à la main, plusieurs mois par an. Il le donnait ensuite à voir tel quel, étalé au sol en rectangles monochromes jaunes. Le pollen ainsi montré était comme l'idée abstraite d'une couleur pure dont la profondeur irradiait le regard. »

Après un voyage passablement sinistre et des arrêts dans des auberges de jeunesse au fonctionnement absurde rappelant la RDA – « Des plantes vertes étaient disposées çà et là dans le hall, jurant avec la porte jaune, les lambris de pin et les murs bleu et blanc traversés de part en part par des vagues orangées. [...] De petites tables rondes, comme dans les cantines pour enfants, étaient chacune encerclées par quatre fauteuils d'osier. Le mobilier, la décoration, l'éclairage au néon et le silence troublé seulement par le vrombissement discret mais continu du distributeur de boissons créaient une atmosphère générale qui faisait froid dans le dos. […] Rien n'avait moins l’air d'une auberge de jeunesse que ce joyeux hall de clinique psychiatrique. », – Hennes va s'installer dans un mirador de chasse pour mieux cerner son sujet et observer la maison et l'environnement où vit Laib, pour l'instant absent, certainement parti dans un de ses nombreux séjours en Inde.

Après une amère réflexion sur le contraste entre la Nature proposée par Laib dans son œuvre et les territoires inhospitaliers qu’Hennes découvre, il a envie de crier à l'imposture. « Il comprit que même ici, à l'abri d'un cabanon perché derrière un bout de forêt paisible, le vrombissement éraillé et continu des multiples routes fédérales emplissait l’espace. […] Il prenait conscience que cette campagne vantée par Laib comme un havre de paix à l'écart de l'agitation des hommes était en fait un symptôme de cette agitation, une trouble manifestation des activités humaines et de leur potentiel infini de destruction. De son regard jusqu'à l'horizon, il y avait d'abord la voie express qui coupait en deux le village […] puis, plus loin, la voie ferrée sans fil, tracée au tire-ligne, sur laquelle un train rouge à essence filait furieusement vers le nord, et, encore au-delà, parallèle aux rails, la route fédérale qui drainait ses véhicules dans un flot continu. […] Après, c'étaient encore des forêts émiettées, et plus loin d'autres routes, des villages inconnus, et tous ces éléments géographiques étaient liés entre eux par des champs rugueux découpés aux ciseaux. »

Mais obnubilé par sa création, même si sa caméra puis tous ses appareils tombent les uns après les autres en panne de batterie, Hennes va continuer à rôder autour de la maison de Laib, telle une bête sauvage, et petit à petit sombrer dans la folie. « Il revint peu à peu à l'état d’être humain primitif, dont le rythme concordait avec celui de la Nature. Il se masturbait comme un enfant sauvage et dormait longtemps, se couchant avec le soleil pour ne s'éveiller qu'aux aurores, tel un petit mammifère diurne. À force de vivre caché, discret et complètement seul, il ne tint plus compte du passage du temps, ne s'occupant que de sa survie. Son régime alimentaire réduit au minimum, il apprit à économiser ses forces en diminuant peu à peu les distances qu’il parcourait chaque jour, jusqu'à ne presque plus quitter un périmètre restreint autour de sa cabane. »

Un rebondissement brutal va mettre fin à sa lente dérive et ne tranchera pas, pour le lecteur, entre un envoûtement maléfique et une recherche artistique paroxystique. Comme on le voit encore ici, la création ne relève-t-elle pas un peu de la magie ?

Sylvie Lansade 
(30/10/19)    



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Noir sur Blanc

(Août 2019)
Collection Notabiia
176 pages - 15 €















Adrien Blouët
est né en 1992.
L’Absence de ciel
est son premier roman.