À partir de l’affaire de la truie anthropophage de Falaise (Normandie) en 1386 rendue célèbre par l’historien Michel Pastoureau qui lors d’une conférence diffusée en 1966 sur France Culture a fait des procès d’animaux au moyen-âge son sujet, Oscar Coop-Phane construit sa fiction.
Celle-ci commence par Le crime où une truie renverse un couffin et son nouveau-né posé sans surveillance dans le jardin d’une maison isolée et commence à lui dévorer les joues et l’épaule avant de repartir tranquillement vers la forêt comme elle était venue, pour se poursuivre par la traque de l’animal par une horde de villageois en colère décidés à venger la mort du petit. Mais la loi est la loi et l’animal attrapé le groin encore rougi de sang doit comme tout autre meurtrier, homme ou bête, être conduit en prison puis jugé avant de subir la sentence décidée par le tribunal.
Le procès constitue la deuxième partie du livre avec les prises de paroles des avocats des deux parties, de la famille de la victime, des témoins et du médecin ayant autopsié le bébé, du commissaire, avant que les jurés ne se prononcent sur sa culpabilité et que le président de la séance ne rende sa sentence : la pendaison.
Vient ensuite L’Attente où le lecteur assiste en coulisse à la préparation de l’exécution avec le curé pour confesser la bête, l’officier chargé de la préparer et la conduire à la potence dressée sur la place publique, le bourreau qui vérifie son matériel. En parallèle, le lecteur découvre aussi l’attitude de la famille de la victime face à l’événement : « La mère a mis son plus beau voile et ses plus belles larmes » et le père pense à prendre un chien pour tenir compagnie à sa fillette maintenant unique et les protéger tous.
La scène du Supplice devant tous les villageois réunis vient couronner le tout avec moult détails en une dizaine de pages.
En épilogue, l’auteur évoque dans Le jeu des aveugles la pratique toute aussi étrange des combats entre aveugles et cochons organisés sur un ring à la même époque en Flandre et en Allemagne du nord.
Il apparaît assez rapidement au lecteur que ces procès absurdes – qui, bien que connus aujourd’hui, continuent à nous stupéfier (Les mémoires de la Société des Antiquaires de France de 1829 indiquent une liste de quatre-vingt-quinze condamnations prononcées contre les animaux du royaume de France entre 1120 et 1741) – ne sont qu’un prétexte pour aborder d’autres sujets bien plus proches de nous.
Ce n’est pas tant le fait historique original ou la coutume passée qui intéressent l’écrivain que l’expression brute de cette loi du Talion qui punit l’offense par une vengeance et une peine égale dont il reste des traces aujourd’hui encore sous certaines latitudes. L’assassin doit être tué à son tour pour effacer l’ardoise.
De même le récit de ce procès aberrant qui provoque le rire, ne trouve sens que par ce rapprochement qu’il suggère au lecteur avec notre propre système judiciaire qui parfois, quand la machine pénale devant l’horreur du crime commis succombe à la logique de l’exemplarité de la sentence, se fait simulacre oubliant l’impartialité qui devrait être la sienne.
C’est aussi, à travers le tableau des villageois du moyen-âge et leurs réaction, le besoin de réparation et de protection, le désir de vengeance, la cruauté et le phénomène simplificateur du bouc émissaire face à la colère populaire qui sont mis à nu, le procès lui-même étant alors envisagé comme une thérapie collective d’apaisement des peurs, un rituel d’accompagnement collectif et social du deuil autant qu’il incarne le rappel au respect de l’ordre établi et l’instrument de l’éradication du mal. Et ce propos-là pourrait bien être encore d’actualité.
Mais la force de ce roman réside avant tout dans le subterfuge employé par Oscar Coop-Phane pour amener le lecteur à considérer le bourreau avec plus d’horreur encore que le cochon, à se prendre d’empathie pour la bête affamée et battue, sans conscience et sans parole, qui dès la page 20 devient "le prisonnier", "le croqueur" ou plus neutre encore "il" afin que dans une ambiguïté magistrale sa nature animale se gomme progressivement au profit d’une personnalité générique d’accusé inapte à se défendre. Dès lors, derrière l’allégorie du cochon, de cet animal à l’époque souvent errant dans les rues des villes et villages considéré comme le plus proche de l’homme, chacun peut voir se dessiner d’autres silhouettes comme celles de l’idiot, de l’étranger, des SDF, des sans-voix incapables de s’expliquer et de ce fait mis hors-jeu de leur propre procès ou celle du bouc émissaire que les apparences accablent et qui paye pour tous ceux de son espèce sans rien y comprendre.
Et pour enfoncer le clou plus profondément encore, l’épilogue, sans autre lien apparent avec le récit initial que d’ajouter un autre cochon confronté à la cruauté des hommes, met en scène d’étranges et sinistres « jeux du cirque » confrontant bête et handicapés où la violence se fait exutoire et distraction. Narration d’un combat tragique et malsain qui se terminera en coup de poing pour le lecteur avec ces mots terribles prononcés par les spectateurs : « On a bien rigolé ».
Hommes et bêtes, tous égaux face à la bêtise, la cruauté et l’instrumentalisation des uns par les autres.
Il y a ici, également, une belle façon de rendre hommage en creux à la puissance de la parole, du langage et des mots.
Que le lecteur ait déjà connaissance de ces fameux procès d’animaux ou que joue pour lui l’effet de surprise, ce court roman au ton humoristique et décalé, la façon dont l’auteur y joue en permanence avec la distance, l’ambiguïté et l’opposition entre le ridicule de la situation, le caractère grotesque des scènes et la violence profonde qui par ailleurs s’en dégage, a tout pour séduire et, sous couvert de divertissement, nous questionner sur la société et la nature humaine. Une réussite.
Dominique Baillon-Lalande
(23/01/19)