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Le roman se structure au rythme de leurs lectures alternées, d’éventuels retour sur les clichés publiés dans la presse précédemment, de croisements avec les notes d’accompagnement ou des éléments de la correspondance privée de Jeanne et Enguerrand, suivis de la découverte fébrile de l’énigmatique cliché qui vient concrétiser la vision du photographe sur le conflit qu’il vient de couvrir. Denis Drummond est poète et non reporter de guerre et les récits qu’il met sous la plume de son personnage ne prennent donc pas la forme romanesque habituellement choisie par ces témoins premiers des conflits trop complexes pour les enfermer dans les seuls journaux quand la fiction s’impose à eux pour pénétrer plus profondément et à travers les populations la réalité de la guerre. Ce sont des questions philosophiques, morales (Qu’est-ce la Vie et la Mort ? Pourquoi la guerre fascine-t-elle ? Peut-on lui trouver du sens ? Est-elle l’incarnation même de l’absence de Dieu ou celle du Mal ?) et esthétiques (Une image peut-elle montrer le visage de la guerre et la dénoncer? Une représentation de la guerre peut-elle être belle ?) qui nourrissent les réflexions du photographe dans ses carnets et sous-tendent les étranges clichés légués à Jeanne et Gilles comme l’incarnation de ses obsessions et l’aboutissement ultime de sa quête insensée et dérangeante. « Enguerrand cherchait autre chose (…) montrer la guerre sans les hommes (…) montrer la guerre face à Dieu ». « J’irai à Bamiyan, à Balkh et à Herrat. (…) j’irai partout remonter la trace de l’effluve, la source d’où tout émane, qui détruit la beauté et la sagesse, vidant le monde de ses images et de la chair de sa descendance. » (Afghanistan). « Une fois les militaires partis, la forêt se figea dans un silence qu’aucun d’entre nous n’avait jamais entendu, un silence comme un cri qui ne sort pas, lourd, épais, celui qui accompagne l’inclinaison du monde devant l’abandon de Dieu. » « Ils s’éloignaient le plus possible des villages que les Serbes purifiaient de tout ce qui n’était pas de leur sang, y revenant plusieurs fois jusqu’à la disparition du dernier d’entre les ‘autres’. Trop de dieux, trop de drapeaux. » (Bosnie-Herzégovine). « Cette folle présence qui se dégageait de lui faisait penser à Jean Moulin, T. E. Lawrence ou André Malraux. Gilles se disait que la fraternité d'âme des chercheurs d'absolu leur donnait comme un air de famille. » « Il y a des songes que les rois ne confient qu’à leur fou. Suis-je devenu ce fou qui a la guerre pour roi ? » La guerre n'est pas décrite de façon documentaire ou historique mais incarnée par des visions, entre cauchemar et éblouissement, avec la distance que l’Art installe. Ainsi, le lecteur n’apprendra rien dans la première partie sur l’histoire du génocide rwandais et son déroulement. C’est à travers ses jeunes guides locaux (les jumeaux Jean de Dieu et Jean d’Amour) avec une scène si saisissante que le photographe n’a pu la fixer avec son objectif mais a eu besoin des mots pour la dire dans son carnet, que le photographe résume cette fascinante combinaison de l’horreur absolue avec la beauté, comme l’ont fait les peintres de batailles dans leurs tableaux autrefois : « Les corps avaient été alignés le visage face au ciel. C’étaient des écoliers d’une dizaine d’années, garçons et filles, l’uniforme tailladé et maculé de sang avec des mouches qui partout allaient de l’un à l’autre dans la lumière du couchant. Chacun des jumeaux se mettait devant un corps, lisait à haute voix le nom inscrit sur les deux timbres puis, après un coup de langue, les collait sur les yeux clos. (…) Jean de Dieu et Jean d’Amour avaient vu le massacre, terminé les bouteilles laissées par les tueurs et voulu faire l’appel des élèves avant qu’il ne rejoignent leur dernière classe, à tire d’aile. » Passant sans cesse de la grande Histoire à la petite, de la quête d’Enguerrand à l’enquête menée par ses légataires spirituels des carnets de guerre à la découverte des clichés majeurs, l’auteur construit un texte en mouvement, puissant et virtuose qui, avec subtilité, met la guerre à nu dans toute son horreur pour interroger notre humanité. Mais c’est par son souffle et son style que ce roman singulier s’impose. La poésie est présente à chaque page, la réflexion sur la représentation de la guerre dans l’Art est profonde et passionnante, l’extrême habileté à manier le verbe, le poids d’un assourdissant silence, le mystère presque religieux qui projette son ombre en permanence et une sensibilité toujours à fleur de mot font le reste, transcendant philosophie et pédagogie en une expérience hors du commun. Et ceci pareillement quand Denis Drummond évoque la guerre, la perte ou l’amour avec pour le lecteur une fascination toujours renouvelée. Un roman exigeant, intense, magnifique et envoûtant. Dominique Baillon-Lalande (23/10/19) |
Sommaire Lectures Cherche-Midi (Août 2019) 320 pages - 18 € Denis Drummond, d’origine franco-écossaise, a déjà publié plusieurs romans et recueils de poésie. |
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