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Denis DRUMMOND


La vie silencieuse de la guerre



« Si les photos d’Enguerrand ont été si remarquées, c’est qu’elles montrent magnifiquement les hommes dans la guerre. Les civils et les soldats broyés par l’étau avec, tout autour, leurs jouets cassés. Et, dans leur chair, ce sentiment de perte. Eux qui voulaient rester dans l’ivresse des promesses, l’ivresse de tout ce qui fleurit au bout des fusils. » (Prologue).
Enguerrand, un des meilleurs photoreporters de guerre indépendants de sa génération, a disparu sous les décombres d’Alep un mois plus tôt quand Jeanne, sa dernière compagne rencontrée sur le terrain lors d’une de ses missions pour le HCR (Haut-commissariat pour les réfugiés) est contactée par la mère de celui-ci. Avant son départ le reporter lui a laissé un carton à lui remettre en main propre s’il lui arrivait quelque chose.
Un courrier l’accompagne : « Je pars demain pour Damas. Voilà tant d'années que je ne suis pas allé voir la guerre pour montrer son visage. Et j'ai peur, de nouveau, depuis ce que j'ai vu au Rwanda, peur de ne pas réussir à capter son regard, peur de ne faire que des instantanés qui ne montrent pas la guerre et ne représentent que ses fruits. Alors, tout en livrant aux agences ces clichés mineurs qui feraient les unes de la presse, j'ai prolongé une œuvre, restée secrète, constituée de quatre négatifs. (…) Je te confie ce travail et te demande de le présenter à Gilles Lespale. Il tient une galerie sur les quais de Seine. (...) Dans chacune des enveloppes, tu trouveras un négatif, le journal que j'ai tenu pendant cette période, ainsi que des notes. Je n'ai réalisé aucun tirage papier de ces négatifs. Tu es seule détentrice des images. »
Bouleversée, elle se rend donc à la galerie où Gilles vient de terminer une exposition sur la Peste, et, en son absence, remet à sa jeune assistante une enveloppe contenant cet étrange testament pour qu’il en prenne connaissance à son retour. L’homme la recontactera aussitôt.
Les 246 pages qui vont suivre seront la découverte de ce legs hors du commun en quatre étapes, ( une par enveloppe), chacune concernant un conflit: Rwanda (avril-Mai 1994), Bosnie-Herzégovine (juin-juillet 1995), Afghanistan (septembre-novembre 2001), pour se terminer en Irak (mars-mai  2003). Commence alors un patient jeu de piste dont les règles ont été dictées par Enguerrand, avec la lecture de chaque carnet et des notes qui l’accompagnent en préalable au tirage de ce cliché mystérieux et jamais développé qui s’en veut l’aboutissement. Parfois Jeanne, complétera l’ensemble par la lecture d’une des lettres de leur correspondance privée puisque l’envoi posthume contenait aussi les siennes en retour. Un travail émotionnellement douloureux pour l’ex-compagne qu’ils décident, par fidélité pour la mémoire du disparu, de mener ensemble dans le respect des attentes profondes de l’artiste qui leur a confié cette tâche. Le professionnalisme, le sérieux, l’enthousiaste du galeriste mais aussi sa chaleureuse empathie seront un soutien de taille pour Jeanne dans sa détermination à accomplir le dernier vœu du photographe aimé : révéler à la face du monde les quatre clichés qui incarnaient pour lui la quintessence de la guerre, entre horreur et beauté.
Après les évocations des violences et des atrocités des temps de guerre, un épilogue apaisé et tourné vers l’avenir vient conclure le roman dans un rayon de lumière.
« En suivant Enguerrand, nous avons traqué son regard, vu ses horreurs, ses atrocités, trouvé beau ce qui ne pouvait pas l’être et donné du sens à ce qui ne peut pas en avoir». «Loin de la chambre noire, une autre alchimie était à l’œuvre(…) une alchimie de la peine et de la réconciliation, de l’exigence et de la fraternité. » (Épilogue).

                 Le roman se structure au rythme de leurs lectures alternées, d’éventuels retour sur les clichés publiés dans la presse précédemment, de croisements avec les notes d’accompagnement ou des éléments de la correspondance privée de Jeanne et Enguerrand, suivis de la découverte fébrile de l’énigmatique cliché qui vient concrétiser la vision du photographe sur le conflit qu’il vient de couvrir. Denis Drummond est poète et non reporter de guerre et les récits qu’il met sous la plume de son personnage ne prennent donc pas la forme romanesque habituellement choisie par ces témoins premiers des conflits trop complexes pour les enfermer dans les seuls journaux quand la fiction s’impose à eux pour pénétrer plus profondément et à travers les populations la réalité de la guerre. Ce sont des questions philosophiques, morales (Qu’est-ce la Vie et la Mort ? Pourquoi la guerre fascine-t-elle ? Peut-on lui trouver du sens ? Est-elle l’incarnation même de l’absence de Dieu ou celle du Mal ?) et esthétiques (Une image peut-elle montrer le visage de la guerre et la dénoncer? Une  représentation de la guerre peut-elle être belle ?) qui nourrissent les réflexions du photographe dans ses carnets et sous-tendent les étranges clichés légués à Jeanne et Gilles comme l’incarnation de ses obsessions et l’aboutissement ultime de sa quête insensée et dérangeante. « Enguerrand cherchait autre chose (…) montrer la guerre sans les hommes (…) montrer la guerre face à Dieu ». « J’irai à Bamiyan, à Balkh et à Herrat. (…) j’irai partout remonter la trace de l’effluve, la source d’où tout émane, qui détruit la beauté et la sagesse, vidant le monde de ses images et de la chair de sa descendance. » (Afghanistan). « Une fois les militaires partis, la forêt se figea dans un silence qu’aucun d’entre nous n’avait jamais entendu, un silence comme un cri qui ne sort pas, lourd, épais, celui qui accompagne l’inclinaison du monde devant l’abandon de Dieu. » « Ils s’éloignaient le plus possible des villages que les Serbes purifiaient de tout ce qui n’était pas de leur sang, y revenant plusieurs fois jusqu’à la disparition du dernier d’entre les ‘autres’. Trop de dieux, trop de drapeaux. » (Bosnie-Herzégovine). « Cette folle présence qui se dégageait de lui faisait penser à Jean Moulin, T. E. Lawrence ou André Malraux. Gilles se disait que la fraternité d'âme des chercheurs d'absolu leur donnait comme un air de famille. » « Il y a des songes que les rois ne confient qu’à leur fou. Suis-je devenu ce fou qui a la guerre pour roi ? »

La guerre n'est pas décrite de façon documentaire ou historique mais incarnée par des visions, entre cauchemar et éblouissement, avec la distance que l’Art installe. Ainsi, le lecteur n’apprendra rien dans la première partie sur l’histoire du génocide rwandais et son déroulement. C’est à travers ses jeunes guides locaux (les jumeaux Jean de Dieu et Jean d’Amour)  avec une scène si saisissante que le photographe n’a pu la fixer avec son objectif mais a eu besoin des mots pour la dire dans son carnet, que le photographe résume cette fascinante combinaison de  l’horreur absolue avec la beauté, comme l’ont fait les peintres de batailles dans leurs tableaux autrefois : « Les corps avaient été alignés le visage face au ciel. C’étaient des écoliers d’une dizaine d’années, garçons et filles, l’uniforme tailladé et maculé de sang avec des mouches qui partout allaient de l’un à l’autre dans la lumière du couchant. Chacun des jumeaux se mettait devant un corps, lisait à haute voix le nom inscrit sur les deux timbres puis, après un coup de langue, les collait sur les yeux clos. (…) Jean de Dieu et Jean d’Amour avaient vu le massacre, terminé les bouteilles laissées par les tueurs et voulu faire l’appel des élèves avant qu’il ne rejoignent leur dernière classe, à tire d’aile. »
Il en est de même pour les trois autres guerres, de la Bosnie-Herzégovine à l’Irak.
Quant aux quatre clichés, ce sont des rébus qui aboutissent à des compositions picturales complexes, souvent mystiques et sophistiquées comme l’Annonciation macabre oùle photographe crée « une matrice du monstrueux, un antre pour la bête» pour illustrer le génocide rwandais ; un ex-voto non sans parenté avec ceux offerts lors de la grande Peste où  « on y voit souvent représentées la médecine et l’église, pour souligner leur impuissance face au fléau » pour évoquer la guerre de Bosnie ; la tension des contraires sur fond de champs de pavots avec Moine et Guerrier pour l’Afghanistan et une immense nature morte peuplée de chimères chassées « du grand jardin de la Genèse pour tomber dans les rets de l’Apocalypse » pour l’Irak.

Passant sans cesse de la grande Histoire à la petite, de la quête d’Enguerrand à l’enquête menée par ses légataires spirituels des carnets de guerre à la découverte des clichés majeurs, l’auteur construit un texte en mouvement, puissant et virtuose qui, avec subtilité, met la guerre à nu dans toute son horreur pour interroger notre humanité.
Face aux scènes de barbarie guerrière mises en mots ou recomposées en images, l’amour qui prend place entre Jeanne et Gilles, comme une possibilité de bonheur et une affirmation de l’instinct de vie, offre des pauses bienvenues pour le lecteur. 

Mais c’est par son souffle et son style que ce roman singulier s’impose. La poésie est présente à chaque page, la réflexion sur la représentation de la guerre dans l’Art est profonde et passionnante, l’extrême habileté à manier le verbe, le poids d’un assourdissant silence, le mystère presque religieux qui projette son ombre en permanence et une sensibilité toujours à fleur de mot font le reste, transcendant philosophie et pédagogie en une expérience hors du commun. Et ceci pareillement quand Denis Drummond évoque la guerre, la perte ou l’amour avec pour le lecteur une fascination toujours renouvelée.

Un roman exigeant, intense, magnifique et envoûtant.  

Dominique Baillon-Lalande 
(23/10/19)    



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Cherche-Midi

(Août 2019)
320 pages - 18 €



















Denis Drummond,
d’origine franco-écossaise, a déjà publié
plusieurs romans et
recueils de poésie.