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Thomas GIRAUD


Le bruit des tuiles


Ce roman se situe en 1855 dans la mouvance des idées utopistes de Charles Fourier.
Victor Considerant sillonne la France pour y recruter les premiers sociétaires d’un phalanstère qui doit s’établir au Texas. Il convainc une trentaine de pionniers qui feront la traversée du Havre à New York puis rejoindront le Texas pour y fonder « Réunion ». 
Victor Considerant avait tout prévu sauf l’échec. Une terre inhospitalière, le manque d’eau, l’aridité du sol, des étés brûlants et des hivers glaciaux, sans parler des voisins hostiles, tout s’oppose à la réussite du projet.
Mais ce qui intéresse Thomas Giraud ce n’est pas le récit véridique de « Réunion ». L’auteur prend des libertés avec les sources historiques. Comme pour son premier roman sur Elisée Reclus également utopiste, géographe et anarchiste, Élisée, avant les ruisseaux et les montagnes (La Contre Allée, 2016), le personnage de Victor Considerant n’est pas conforme à la vérité historique. « Je ne voulais pas me sentir enfermé dans une histoire que je connaîtrais trop bien, dont il serait difficile de quitter les rivages. Je voulais me faire mon idée d'Élisée Reclus, transformer ce personnage réel en un personnage de fiction, mais avec l'envie que cela soit cohérent avec ce qu'il est devenu. » (Le Monde des livres, 2016)

Ce n’est pas non plus les idées fouriéristes ou  celles de Proudhon qu’il évoque rapidement. Ce qui intéresse Thomas Giraud c’est comment chaque sociétaire vit dans sa chair et dans tout son être l’espoir déçu, le froid et la faim, l’accablement ou la colère.
Mais, plus encore, ce à quoi Thomas Giraud s’est attelé, à travers une écriture très élaborée, à la fois poétique et fluide et parfois heurtée, elliptique, c’est mettre en scène le temps qui passe, lui donner de la chair. À travers la succession des saisons, l’attente anxieuse du retour des sauterelles, l’épuisement progressif des ressources et des hommes. Et en cela, les citations placées en exergue du roman exposent bien le projet de l’entreprise tant littéraire qu’utopiste.
« Il ne s’agit pas d’attendre le possible. Il s’agit seulement de créer les conditions propices à l’apparition, et alors survienne ce qui doit advenir » écrit Bernard Noël dans Encore.
« Il vous semble savoir que le malheur se guette et s’attend »  (Les Géorgiques, Claude Simon) « Cela faisait partie des choses qui, trop minutieusement prévues, n’arrivaient pas » (Un balcon en forêt, Julien Gracq)
Claude Simon et Julien Gracq assignent au nouveau roman la même ambition : créer par l’écriture, par l’évocation des sensations, ce qui fait le temps qui passe.
On pense aussi aux Vies minuscules de Pierre Michon dans la description des personnages. Par exemple, les frères et cousins de Victor Considerant, tous maçons, habitués à  bricoler, ajuster  pour redresser un mur. Victor Considerant s’est construit à l’opposé de sa fratrie ; polytechnicien, il refuse l’approximation, il veut tout prévoir, tout consigner jusqu’à l’obsession : sa charte contient 87 articles. Est-ce pour conjurer son angoisse des tuiles qui se brisent, de la peur des toits qui s’écroulent qui revient comme un leitmotiv ?
Les premières déceptions dès l’arrivée à « Réunion » déstabilisent Victor Considerant. Il devient taciturne, bougon, abandonne les sociétaires pendant des jours, des semaines. Le paradis promis se transforme en enfer. Les pionniers l’accusent de mensonges. Il perd totalement pied, incapable d’adapter ses théories à la réalité.
Tout à l’opposé, le personnage de Leroux est un hymne à la liberté. Fils aîné d’un paysan, il avait repris la ferme familiale sans pouvoir dire non. Il n’en peut plus de reproduire les gestes de son père, d’être comparé à son père. Il veut enfin choisir sa vie. Son départ est sa décision. En arrivant à « Réunion », il comprend très vite que la terre caillouteuse restera stérile. L’eau est trop loin, il n’y a pas d’arbre pour adoucir les ardeurs du soleil. Mais il ne ménage pas sa peine et éprouve un certain bonheur à travailler d’arrache-pied parce que pour la première fois de sa vie il se sent libre.
Si Thomas Giraud a de la tendresse et une forme d’admiration pour Leroux, je crois que le personnage principal du roman c’est son écriture. La construction des phrases, les ponctuations, les liaisons ne viennent jamais comme on les attend. Le lecteur est sans arrêt surpris, il n’est jamais bercé par de longues et belles phrases. À titre d’exemple, les passages suivants décrivent les effets d’un retour du froid au mois de mai.
« S’il est habitué à cet hiver qui ne faisait pas semblant d’en être un, il ne savait pas (mais comment aurait-il pu ?) pour celui, vif et bref, qui est arrivé en plein milieu du mois de mai. Ce froid l’a saisi en pleine nuit. [...] C’est le bruit qui l’a réveillé, léger irrégulier, celui de l’espace qui se rétractait dans le sable, le bruit du froid qui tassait et comprimait. [...] Quelques pas avec tout ce que le ciel lève de silence, de bleu et d’effarement devant ses yeux. Pendant la nuit, dans les champs et le potager, ça s’est entortillé, tout a grillé de ce froid glacial, ce froid que rien ne laissait deviner hier, surtout pas le mois de l’année, début mai et la connaissance des chaleurs de l’été. Un froid venu par surprise. Ce n’est pas seulement  la chaleur absente c’est surtout un vent lointain qui porte le froid des montagnes, de l’altitude, de la neige des lacs gelés. Il faut au moins ça pour avoir réussi à couper, tordre les pieds de pommes de terre, les blés, les maïs.
Leroux écoute le ciel. Tout est immobile et raide. Il approche sa main pour toucher une tige de blé et il sait. Elle est encore verte de la sève d’hier et des jours d’avant. Mais il n’y a plus rien qui coule. Des fibres dans son absence de souplesse. Demain peut-être ou un peu plus tard, tout ça va se plier et s’ouvrir de l’intérieur : il n’y aura que du creux, du vide. »
Une écriture à découvrir et à savourer.

Nadine Dutier 
(13/09/19)    



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Thomas GIRAUD, Le bruit des tuiles
La contre-allée

(Août 2019)
280 pages - 18,50 €











Thomas Giraud,
est né en 1976 à Paris.
Le bruit des tuiles
est son troisième roman


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