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Drago JANČAR

Cette nuit, je l’ai vue



Son sourire et sa voix agréable étaient désarmants. […] Je me souvenais qu’autrefois quand je parlais avec elle, mes genoux fléchissaient en entendant sa voix et en voyant son sourire. À cause de la chaleur que dégageait cette femme, de ça, de sa féminité.

Cinq voix vont parler de cette femme troublante qui disparaît, avec son mari, une nuit de janvier 44, alors que des partisans sont venus les chercher dans leur château de Podgosko, en Haute Carniole, non loin de la ville de Kranj, une des régions alpines de la Slovénie.

D’abord, c’est son amant, Stevan Radovanić, officier royaliste dans la cavalerie et prisonnier des Anglais en 45, qui évoque l’amour fou qu’il a eu pour Veronika Zarnik. C’était plus que du charme. Il y avait en elle quelque chose qui faisait qu’on l’aimait, le chauffeur, les chevaux, le jeune officier de cavalerie à qui sa présence, ses cheveux blonds, son rire, ses frôlements et ses baisers faisaient tourner la tête au point qu’il en oubliait la caserne, son escadron et les manœuvres, les officiers avec qui il logeait et l’honneur d’officier  dont lui avait parlé le major, et sa lente déchéance après son départ, quand celle-ci est retournée vivre avec son mari. Le temps que j’ai passé entre son départ et le début de la guerre bée dans ma mémoire comme un gouffre sans fond. Je voulais redevenir ce que j’étais avant de la rencontrer, un bon officier. Mais je n’avais plus aucun enthousiasme.

Puis sa mère, Josipina, ressassant son passé heureux avec son mari décédé avant-guerre, sans cesse plongée dans les photos et les souvenirs de sa jeunesse, nous donne cependant, alors que l’ère Titiste commence, des renseignements sur sa fille, sa vie avec son pauvre amant  Stevan qu’elle appelle Svevo, à Maribor, son retour auprès de son riche mari, l’industriel, Leo Zarnik, qui a invité sa belle-mère à vivre avec eux, dans leur château. En se demandant parfois si sa fille n’aurait pas dû rester avec Svevo, elle a des éclairs de lucidité sur sa disparition. J’étais assise à la fenêtre, le défilé a disparu au coin de la rue, les sons de la fanfare se sont progressivement éloignés, seuls quelques retardataires couraient encore dans la rue. Ils rejoignent la place du Congrès, a dit Filip, il y a un grand rassemblement là-bas, le maréchal va parler. Qu’il parle, qu’on joue de la musique, que les gens gesticulent et clament leur joie, la guerre est finie, qu’ils se réjouissent. Moi, je ne peux pas. Filip m’a dit de faire attention à ce que je raconte aux gens, c’est une drôle d’époque, parfois on vient chercher quelqu’un pendant la nuit et il ne revient plus. J’ai dit, comme Veronika ? Comme on a emmené Veronika ?

C’est au tour du médecin allemand de la Wehrmacht, Horst Hubermayer, de se souvenir de Veronika, lui qui, de retour dans une Allemagne détruite mais en reconstruction, ne veut plus se souvenir de rien. Il raconte qu’il se remettait, en Haute Carniole, d’une blessure au genou contractée en combattant les Russes dans les marécages du Dniepr. On a froid dans le dos, en lisant son témoignage, tellement « innocent » ! Là-bas, en comparaison de ce que j’avais vécu quelques mois plus tôt dans les marécages, c’était relativement calme. Je travaillais à l’hôpital de Kranj avec quelques médecins (il raconte lui-même qu’il vérifiait aussi si les torturés et les exécutés par la Gestapo étaient bien morts), j’habitais dans la maison de gens qu’on avait déportés quelque part dans les Balkans et chaque jour, on se disait quel bonheur ! […] Quelques mois plus tard, j’étais devenu un hôte régulier. Pas le seul, au château se réunissait une société faite d’entrepreneurs, de maires des environs et de leurs femmes, de divers artistes ljubljanais, de jeunes femmes, amies de Veronika. D’officiers allemands aussi avec qui Leo avait de bons contacts et qui lui rendaient de petits services, permis de voyage, autorisation de travail, bien des choses grâce auxquelles son usine pouvait fonctionner tranquillement. Bref, une société bigarrée de gens qui là-bas, au pied de la grande forêt, cherchaient un asile, un sentiment de vie civile normale en pleine guerre.

Pour finir, Joži, une des employés du château, très attachée à Veronika, nous raconte, des années après, comme un cauchemar hallucinatoire, comme une scène de film, l’arrivée des partisans, ce soir de janvier 44, leur brutalité soudaine, alors qu’ils avaient l’habitude de venir chercher souvent de l’aide au château et la présence, parmi eux, à sa grande stupeur, du jeune Ivan Jeranek, garçon d’écurie de Veronika qui a toujours été pleine de sollicitude pour lui.
 
Mais Ivan Jeranek, la dernière voix de ce récit, alors qu’il est vieux et que le mur est tombé,  que tout cela est incompréhensible pour les jeunes, se disculpe. Cette nuit de janvier 44, je n’étais qu’un garde, un simple garde, rien d’autre. Alors qu’à l’époque, sorte de Lacombe Lucien à l’envers, lui étant dans le maquis, il était  débordé par ses sentiments pour Veronika  en se sentant en même temps humilié par cette femme qu’il désirait tout en la sachant  inaccessible.

Un livre terrible, dérangeant où la beauté, l’insouciance, la liberté de Veronika peut symboliser la Slovénie d’avant le régime de Tito dont on sait que l’auteur est un opposant farouche. Courtisée, aimée, brutalisée par tous les pays frontaliers, divisée de l’intérieur  par les nationalismes régionaux et religieux, déchirée entre les royalistes, les fascistes, les nazis, les titistes.  On pense, devant la violence de tous ces « ismes » au documentaire Le Chagrin et la pitié où l’un des acteurs de ces terribles années  conseille vivement de se méfier des idéologies. On pense aussi, devant le couple Zarnik qui ménage tout le monde pour continuer à vivre tranquillement, au fameux texte : « Je n’ai rien dit »

« Quand ils sont venus chercher les communistes,
Je n’ai rien dit, je n’étais pas communiste
Quand ils sont venus chercher les syndicalistes,
Je n’ai rien dit, je n’étais pas syndicaliste
Quand ils sont venus chercher les juifs,
Je n’ai rien dit, je n’étais pas juif
Quand ils sont venus chercher les catholiques,
Je n’ai rien dit, j'étais protestant...
... Puis ils sont venus me chercher,
Et il ne restait plus personne pour dire quelque chose »
(Pasteur Martin Niemöller (1892-1984)
Président des Eglises réformées de Hesse-Wassau
Partisan de l'arrivée de Hitler puis résistant.
Déporté à Dachau de 1938 à 1945)

Sylvie Lansade 
(14/11/19)    



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Libretto

(Août 2019)
224 pages - 8,90 €



Cet ouvrage a paru chez Phébus en 2014
(Prix du Meilleur livre étranger)



Traduit du slovène par
Andrée Lück Gaye










Drago Jančar,
né en Slovénie en 1948,
a connu la prison pour opposition au régime de Tito. Scénariste, éditeur et écrivain,  il est l’auteur d’une quarantaine de livres (romans, nouvelles, essais, théâtre).



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