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LOO Hui Phang

L’imprudence



L’imprudence est l’histoire d’une jeune femme de vingt-trois ans issue d’une famille de  Savannakhet, ville du Laos à forte communauté vietnamienne située non loin de la frontière entre les deux pays. En 1975, ses parents se sont embarqués pour la France, fuyant l’arrivée au pouvoir de l’administration communiste vietnamienne. La narratrice n’avait qu’un an à peine et son frère douze quand, laissant les grands-parents sur place, ils arrivèrent en France et s’installèrent à Cherbourg où d’autres Vietnamiens s’étaient déjà installés. « Entre les murs de l'appartement situé en terre étrangère – la France –, s'est instauré un condensé de lois confucéennes, bouddhiques, conservatrices, traditionalistes, soit une petite dictature », résume la narratrice avec un agacement moqueur. « Notre mère croit en toute sorte de choses : bouddhisme, animisme, déstructuration de l’eau, Euromillions, Notre-Dame de Lourdes. La perfection de l’agencement de sa cuisine est le garant d’une harmonie universelle et de son équilibre intérieur. Je la regarde. J’aimerais l’étreindre. Je veux que ses mains cessent de courir. »
Trop jeune pour se souvenir du Laos et ne bredouillant qu’assez mal le vietnamien, la jeune fille moderne que la culture de son pays d’adoption a façonnée fuit le mariage arrangé avec « un dentiste puceau à peine connu durant le quinquennat précédent, à qui elle n’aurait pas grand-chose à dire dans les cinquante années à venir », que la communauté envisage pour elle. Désormais majeure, avec pour seul bagage son Bac et son appareil photo, elle gagne la capitale dont le foisonnement de l’activité culturelle lui paraît offrir un maximum d’opportunités d’approcher ce milieu de la photographie qui la passionne pour tenter de s’y faire une place. Sa détermination sans faille et son obstination lui permettra de trouver un poste d’assistante auprès d’Edmond, « un honorable sauvage devenu trésor national » qui s’est spécialisé dans les clichés de « visages improbables» et de «variations de paysages dévastés » qu’il ramène de ses voyages avant d’en faire des expositions toujours remarquées. Elle bénéficie ainsi auprès du maître d’une formation de grande qualité et d’un réseau tout en s’assurant un salaire mensuel qui lui permet une totale indépendance financière. Une belle complicité s’est tissée au fil des mois entre l’artiste confirmé et son assistante. Célibataire endurcie, la liberté est aussi pour elle celle du corps, de ses désirs et de leur assouvissement dont elle peut profiter ici sans tabous, liens ou contraintes. De cela, aux parents et au frère lors de ses visites régulières, elle ne dira rien. Ses choix de vivre seule, à la française et de pratiquer un métier qui pour eux n’en est pas vraiment un, suffisent déjà trop souvent à crisper l’ambiance familiale. « Un seul corps pour toute une vie. Un métier pragmatique. Un rassurant immobilisme. Eux sont convaincus du bien-fondé de cette équation exportée du Laos de leur jeunesse. »
Le frère tant aimé et autrefois sportif brillant ne s’est lui jamais remis de cette rupture décidée par ses parents avec le pays de son enfance. Meurtri par sa séparation avec ces grands-parents qui l’élevaient en partie, rongé de culpabilité de les savoir abandonnés là-bas, il s’enfonce suite à un licenciement, au chômage et à une rupture amoureuse dans l’apathie et la dépression. À trente-trois ans, il est revenu vivre entre jeux vidéo et cannabis dans l’appartement familial, retranché du monde extérieur et ne parlant plus que vietnamien. « Quand je parle français je mens. Quand je pense en français je me travestis. [...] J’imite le Français que j’aurais été si j’étais né en France de parents français. [...] Je ne sais plus ce que je pense et qui parle. C’est moi ou ce qu’on attend de moi, ou ce qu’on suppose de moi ? » Prisonnier de ses frustrations et de sa colère, il rejette avec violence cette sœur passée à l’ennemi qui rend plus définitive encore la trahison familiale initiale.

C’est ainsi que le décès de la grand-mère au Laos vient les surprendre tous.  La mère et son fils prennent le premier vol pour rejoindre le grand-père à Savannakhet à temps pour la cérémonie funéraire et assister le vieux veuf durant les mois suivants. Elle ne les rejoindra que le lendemain et pour trois semaines dans cette maison familiale qu’elle n’avait découverte qu’à ses quatorze et dix-sept ans pour une visite solitaire d’une semaine de vacances. Le frère dont la blessure était trop vive n’y était lui jamais revenu depuis ses adieux déchirants avec sa grand-mère Wàipo. 
Dans la maison natale, les objets ont une mémoire. « Entre le fauteuil de bambou et le vaisselier, s'élève le lit de Wàipo, posé là comme par accident. Coiffé d'une structure tendue en mousseline, c'est un vaisseau de la Royale, échoué sur une grève jonchée de débris. Notre grand-mère s'est éteinte là, il y a trois jours. Les draps sont encore froissés. À travers l'écran de la moustiquaire, je devine la marque de son corps. C'est une vision que je veux à jamais garder. J'attrape le Leica d'Edmond, tapi dans mon sac. J'arme l'appareil. Le vieux salaud me tient la main. Il murmure : "Arrête de réfléchir. Approche-toi. Appuie." »Tandis que le grand-père libère par bribes ses souvenirs levant progressivement le voile sur le passé, la sœur accompagne son frère dans son pèlerinage sur les lieux qui ont bercé ses jeunes années dans l’espoir que ce rapprochement fortuit leur offrira enfin l’occasion de mieux se comprendre voire de retrouver la proximité d’autrefois. 
Quand elle repart c’est riche de ses échanges avec ce grand-père, indocile, amoureux des femmes et de l’amour mais toujours farouchement attaché à sa liberté qui retrouve en elle l’écho de sa jeunesse : « La seule chose qui me console c'est de penser que, là-bas, tu es quelqu'un. Là-bas, tu as le choix. Tu me ressembles tellement. » C’est grandie, plus compréhensive envers les siens et surtout  réconciliée avec elle-même qu’elle retrouvera Paris. « J’ai compris cela : le seul endroit sur terre dont je peux revendiquer l’appartenance est le périmètre de ma peau. C’est là le seul, le vrai lieu qui est le mien. Et le désir qui le hante, l’appétit, la souveraine pulsion de vie, me rappellent à chaque instant ses contours, ses reliefs, sa présence. »

        
                Ce n’est qu’une vingtaine d’années plus tard que Loo Hui Phang fait de ce voyage au Laos son premier roman semi-autobiographique dont l’exil et la sexualité constituent les deux piliers. Dans ce récit, la narratrice, incandescente et troublante dans son rapport instinctif et immédiat à la vie et sa façon d’explorer sans faux-fuyants son intimité, prend toute la place et ce n’est pas tant sa quête d’identité que la façon dont celle-ci s’exprime dans son appétit de liberté de l’esprit et du corps qui en fait l’originalité. Les fugaces étreintes de Florent (et de ceux qui l’on précédé et le suivront pour quelques heures ou quelques semaines) l’inscrivent dans la réalité plus sûrement que la morale et les rites ménagers de sa mère ou le respect de ses racines revendiqué par son frère. « Le désir légitime tout. J’ai esquivé votre morale. J’ai cherché la grâce en toute chose. » C’est une femme qui s’ancre dans l’émotion et le présent pour y puiser sa solidité et sa puissance.
En opposition à la lumière, l’énergie et la sensualité que cette jeune femme dégage ce frère dont la vie s’est arrêtée à la frontière du Laos et qui exhale le mal-être incarne le versant douloureux et conflictuel de l’exil et de la quête identitaire qu’il provoque. Mais à travers leurs choix et leurs ressentis divergents sur la question, celle qui se sent française d’origine vietnamienne et l’autre qui se veut vietnamien transplanté en France, par leurs apparences, leur histoire, leurs façons de s’exprimer ou de se comporter en société,  se retrouvent pareillement étrangers au pays qui les a vus naître comme à celui où ils ont été scolarisés. Une belle façon, entre émotion, recul et pudeur, de traduire les déchirements et les paradoxes vécus par les exilés quels que soient l’endroit d’où ils partent et celui où pour se construire une nouvelle existence il va leur falloir se confronter à d’autres codes culturels.
À travers la saga familiale, au détour d’une remarque ou des souvenirs évoqués par la belle figure du grand-père, ancien douanier pour les Français, l’Histoire de la colonisation et de la guerre d’Indochine s’infiltre parfois. « Que dois-je penser de la France, chère petite ? Elle m'a instruit et donné un uniforme. Mais, à ses yeux, je demeure un indigène. Elle m'a pris ceux que j'aimais. Madeleine, mon unique fille, toi, ton frère », répond-ilà sa petite fille quand, dans un de ces émouvants moments partagés à fumer sur le balcon propre aux confidences, celle-ci l’interroge sur ses sentiments envers la France. L’expérience individuelle de la famille vietnamienne du Laos rejoint alors la grande Histoire de la colonisation et de la guerre d’Indochine à travers le regard intime et la mémoire d’un Vietnamien travaillant alors pour l’administration française au Laos.  

Le fait d’avoir choisi comme narratrice une photographe permet à l’auteur d’utiliser de façon subtile le regard, la distance, le cadrage, pour gommer le rapport au temps (souvenirs/présent)  et à l’espace (France/Laos) et s’attacher à suggérer l’invisible derrière l’apparence. Ce jeu ambigu et sophistiqué sur la limite qui sépare le réel de son interprétation et de sa représentation fictionnelle qui se dessine en arrière-plan contribue sans aucun doute à donner à ce roman sa force, sa profondeur et sa singularité.  

L’écriture du récit généralement à la première personne du singulier mais passant au tutoiement quand la narratrice s’adresse mentalement à ce frère si proche et pourtant si lointain, est d’une incroyable vivacité. L’autrice y passe du dialogue aux pensées intimes, des phrases courtes incisives et percutantes, voire de formules chocs, à des énumérations d’une dizaine de lignes musicales et évocatrices, use sans tabou ni censure d’une langue crue pour dire le sexe et le plaisir quand la poésie s’impose pour évoquer le fleuve, la lumière ou un geste de tendresse. La maîtrise du mot juste pour traduire le ressenti et le mouvement produit par les ruptures de rythme et de registre lexical apportent à la langue de Loo Hui Phang un caractère émotionnel et sensuel, une modernité et une tonalité toute personnelle. 
Facétieuse, l’autrice se permet au milieu d’une phrase de L’Imprudence de faire un clin d’œil à ses lecteurs de BD en évoquant L’odeur des garçons affamés (titre du western illustré par Frederik Peeters dont elle a écrit le scénario en 2016) sans que rien si ce n’est leur indéniable sensualité commune ne justifie ce rapprochement.

L’imprudence est un roman surprenant qui sous couvert d’exil et d’identité aborde les questions de culpabilité et de replis, de désirs et de fantasmes, de transmission et de transgression mais surtout de liberté des corps et des esprits déclinée sous toutes ses formes. Un premier roman très réussi dont la saveur reste en bouche longtemps.

Dominique Baillon-Lalande 
(23/09/19)    



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LOO Hui Phang, L’imprudence
Actes Sud

(Août 2019)
144pages – 17,50 €
















Loo Hui Phang,
née au Laos en 1974,
a grandi en Normandie.
Elle a publié une douzaine de bandes dessinées ou romans graphiques.
En 2017, le festival d'Angoulême a consacré une exposition à l'ensemble de son travail.



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www.loohuiphang.com