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La Grande Traversée, « un bateau pour traverser l’océan des mots », à travers le tableau du service et le récit étape par étape de l’élaboration d’un dictionnaire, est aussi une extraordinaire plongée culturelle dans le Japon d’hier et d’aujourd’hui. Si les différentes phases techniques de la conception à l’impression sont ici décrites avec précision, c’est de façon bien plus sensible, à travers la vie du service et son équipe que le lecteur pénètre vraiment cet univers étrange et singulier. Le livre s’articule en cinq chapitres qui certes suivent chronologiquement le projet éditorial mais en se centrant chacun sur un des personnages de l’équipe, au travail mais aussi dans sa vie privée. Ce n’est qu’avec un équipage efficace et harmonieux que la traversée de l’océan des mots peut se faire sans dommage, mais au-delà de ce collectif la vivacité du roman repose également sur la complémentarité non plus des tâches mais de la personnalité bien définie de chacun. La passion insufflée par Majimé, sérieux, pétri de doutes et pointilleux à l’extrême pourrait vite devenir étouffante si Nishioka ne faisait souffler entre les vieux murs une légèreté facétieuse, un franc-parler et une disponibilité bienveillante qui n’entravent en rien la qualité de son travail, même si (ou peut-être justement parce que) celui-ci contrairement à son chef s’intéresse aux individus plus qu’aux mots. « Il était incapable comprendre des gens comme Majimé, Araki ou le professeur Matsumoto. [...] Il aurait été incapable de dire si son père, un employé d’une grande société, aimait ou non ce qu’il faisait. Il allait au travail parce qu’il n’avait pas le choix, pour sa famille, pour son employeur, pour gagner le salaire dont il avait besoin pour vivre. Quoi de plus normal ? [...] Que l’on puisse se passionner pour les dictionnaires dépassait son entendement. Il n’était même pas sûr que ses collègues conçoivent leur activité comme un travail. [...] Ils lui paraissaient atteints d’une espèce de folie. [...] La raison qui les poussait à aller aussi loin demeurait pour lui un mystère. Leur enthousiasme lui semblait parfois choquant. » Mais « des gens qui ne disposaient que d’un temps limité se lançaient ensemble sur la vaste mer des mots. La traversée faisait peur mais elle était passionnante. [...] Majimé avait besoin de lui. [...] Sa présence au service des dictionnaires n’avait pas été inutile. Il en était comblé et fier. » Ainsi ce livre qui aurait pu n’être qu’un ouvrage bien documenté sur un métier apparemment austère parvient-il à rendre son sujet extrêmement vivant et à transmettre à merveille la passion qui habite ses protagonistes. Le dictionnaire n’est pas ici « un puits de papier sans fond qui ne rapporte rien » et si le goût délicat et savoureux des mots aux mille sens cachés (comme celui des plats préparés par Kaguya) le parfume jusqu’à nous entraîner parfois jusqu’au vertige, les êtres, dans leurs passions, leurs amours, leurs excès et leurs doutes, nous séduisent tout autant. Vocabulaire et individus ont pareillement leur vie intrinsèque et évoluent dans un incessant mouvement. Si, par le biais des recherches sur les origines et le sens des mots ou les descriptions culinaires, c’est plutôt le Japon intemporel des traditions qui semble dominer le roman, il ne s’interdit pas cependant des incursions dans le Japon moderne avec, entre autres, l’ajout d’éléments très actuels dans la définition de certains mots, avec une évocation du téléphone portable qui donne lieu à un dialogue amusant entre Majimé et Nishioka ou une conception très progressiste des femmes et du couple. « Dans un couple il est préférable de ne pas attendre grand-chose l'un de l'autre. Vivre et laisser vivre, voilà le secret. » La traversée que nous offre ce bateau-livre insolite, riche en détails et en images, exotique, délicat et fort se transforme en une passionnante aventure lexicale et humaine. Une belle découverte qui nous laisse espérer la traduction d’autres titres de Shion Miura par Actes Sud pour nous permettre de renouveler ce plaisir et de satisfaire notre curiosité. Prix des Libraires japonais en 2012, La Grande Traversée a été adapté au cinéma et sous forme de dessin animé. Dominique Baillon-Lalande (31/05/19) |
Sommaire Lectures Actes Sud (Février 2019) 288 pages - 22 € Babel (Mai 2023) 288 pages – 8,90 € Traduit du japonais par Sophie REFLE
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