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Philippe SABRES


La lettre à Girardin
(comment j'ai volé Les Confessions)



Ce roman offre un regard original et pétillant sur la vie et l’œuvre de Jean-Jacques Rousseau. Le philosophe a passé la fin de sa vie dans la propriété du marquis de Girardin, à Ermenonville. La première partie du livre est une longue lettre (270 pages) envoyée au marquis (d’où le titre) par un jeune comédien six mois après la mort de Rousseau. Ce mystérieux correspondant, qui reste pour nous anonyme, y raconte ses rencontres (souvent violentes) avec le philosophe et sa passion pour Les Confessions dont il parvient même à voler le manuscrit. Dans sa lettre, le narrateur évoque la vie de Rousseau à Paris dans les années 1770. Rousseau avec Thérèse, sa compagne, dans leur quotidien ; Rousseau qui vit en recopiant des partitions, dans la crainte perpétuelle d’un complot ourdi par ses ennemis et de persécutions liées à ses écrits ; Rousseau qui herborise autour de Paris ; Rousseau qui entre dans des colères tempétueuses… Un portrait écrit par un comédien qui flirte parfois avec la farce et n’engendre pas l’ennui ni la morosité.

Le rapport au théâtre est au cœur du roman, une des causes essentielles des débats orageux entre le narrateur dont c’est la passion, qui veut en faire son métier, et Jean-Jacques Rousseau qui en déteste la fausseté, la mensongère imitation du réel, la confusion du bien et du mal qu’il engendre et propage.
« Vous êtes jeune, vous allez vous mêler de montrer des vices que peut-être vous ne connaissez pas encore ; en les contrefaisant devant un parterre qui vous admirera, vous les admirerez à votre tour. Un jour vous les mettrez en pratique. Il n'est plus rien de mal au monde si l'acteur qui apporte ce mal est charmant ; qu'importe la cruauté, la volupté, l'avarice si elle a si beau visage ? »
« Qui êtes-vous donc ? Sur la scène vous n'éprouvez pas les sentiments que vous paraissez avoir, encore une fois tout est contrefait ! Vêtu d'atours trop somptueux pour être portés tous les jours, paré de la musique enjôleuse des mots, vous employez la voix et vos mines pour nous appeler dans vos rets. »
Le narrateur s’efforce de convaincre le philosophe des bienfaits du théâtre, de la profondeur et de la sincérité de sa passion. Il en vient même à raconter sa vie à  Rousseau et lui révéler qu’abandonné à sa naissance, il a été confié à un couvent où il est resté seize ans avant d’être placé chez un notaire. Ce sont les religieuses qui lui ont fait découvrir le théâtre.
«  – Oui ! Les Dames me jetèrent dans la gueule du loup ! Elles voulurent m'édifier, que je visse enfin la très Sainte Bible vivre sous mes yeux : elles choisirent Athalie. »
Rousseau ne veut plus en parler : « N’espérez pas de discuter à perdre haleine sur un sujet qui ne m’intéresse plus depuis longtemps. J’ai écrit ce que j’avais à en dire. » Ecrit certes mais pas encore publié. Ces Confessions, où Rousseau avoue se livrer sans masque mais qu’il refuse de voir publiées avant le siècle suivant, le narrateur rêve de les lire. Et le vol peut parfois transformer le rêve en réalité…

La deuxième partie se situe à Ermenonville, six mois après la mort de Rousseau, quand le marquis de Girardin reçoit la lettre du jeune comédien. Il revoit les moments passés avec le philosophe même si Rousseau préférait la compagnie du fils du marquis, Ours, un enfant plutôt sauvage, mal aimé par son père, et qui passait ses journées à courir la forêt et les îles du vaste domaine.
On y voit les souvenirs de tous ceux qui ont connu Rousseau durant son séjour et la préoccupation permanente de savoir ce que sont devenues les Confessions : où, quand, comment pourront-elles être publiées ? On y voit aussi ceux qui ne veulent surtout pas que ce livre soit lu comme cette demoiselle de Terruailles qui, après la parution des premiers chapitres, écrit à Girardin : « Il faut travailler maintenant à ce qu'on ne le lise pas. Je me remue pour cela, je fais donner mes amis gazetiers, mais j'enrage ! Mon farouche rejet de cet ouvrage attise la curiosité de toutes mes amies. Ainsi circule le vice ! Quand je vous disais que cet homme avait tout prévu ! Et vous l'aviez chez vous ! Et vous apportiez des consolations à sa vieillesse ! Et vous lui donniez sa pitance ! Et Brigitte et vos enfants le caressaient ! C'est parce que vous ne connaissiez pas Les Confessions !
Quelle horrible découverte vous avez dû faire en même temps que nous !
Et la jeune maman Laura ? Et plus tard votre Élisabeth ? Songez-vous à elles ? Comment trouveront-elles le courage de fesser leurs propres enfants quand elles auront appris que certains enfants dégoûtants en éprouvent un plaisir étrange ?
Il faut faire interdire ! »

Philippe Sabres, comédien lui-même, réussit là un roman passionnant, grâce au rythme impétueux d’un narrateur toujours prêt à toutes les aventures, grâce à une écriture qui fait très bien ressentir les diverses émotions du héros passant sans cesse de la joie à la tristesse, de l’exaltation à l’abattement, grâce à ses descriptions de Paris au moment de la mort de Louis XV, grâce aussi, bien sûr, à ce portrait contrasté de Rousseau à la fois sincère et contradictoire, coléreux et réfléchi, apeuré et déterminé. Un énorme travail pour un résultat captivant.

Serge Cabrol 
(25/01/19)    



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Tituli

(Décembre 2018)
504 pages - 24 €












Philippe Sabres, comédien et auteur dramatique, a déjà écrit une dizaine de pièces de théâtre. La lettre à Girardin est son premier roman.