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Ce roman, car s’il s’ancre dans la réalité il s’affirme bien comme une fiction, explore conjointement deux directions : Le texte est construit en trois temps, de son arrivée en juillet 1989 à sa mort en décembre, qui suivent l’évolution de son état de santé. Dans la première partie, il est encore mobile, peut marcher et sortir. Sam y évoque l’enfance, les séances de pêche avec le père en Irlande, la mère, l’amitié parisienne avec son maître James Joyce et sa fille Lucia, son engagement aux côtés de la France pendant la guerre, Suzanne et cette maison d’Ussy où il se réfugiait pour écrire. Ce seront là les dernières expériences vécues par un auteur qui n’a cessé, toute sa vie, d’écrire avec flegme et humour la finitude de l’existence, de Murphy, écrit à la mort de son père, à What, Where, pièce publiée en 1984. Les derniers mots de son ultime publication, (Soubresauts, texte court paru en 1988) sont ainsi sans surprise : « Oh tout finir ! ». Mais à 83 ans, les moyens pour en rendre compte, en laisser trace, ne sont plus à la portée du malade. C’est alors Maylis Besserie, à partir de sa correspondance et de notes éparses mais avec ses propres mots et en laissant libre cours à son imagination, qui va alors intervenir. Elle jouera ainsi à renvoyer le « vieux débris, la capitale des ruines », comme il se nomme lui-même dans ce roman,rejoindre ses inimitables personnages de Fin de Partie, Oh les beaux jours, Tous ceux qui tombent, Molloy, Malone meurt… produisant comme un écho intérieur aux monologues qu’il avait autrefois construits pour eux dans sa langue singulière. L’écrivain est rattrapé par son œuvre et, comme ceux qu’il avait créés, diminué et solitaire, avec lucidité et non sans humour, à son tour il attend la mort : « Que reste-t-il du Sam qui suivait la caméra, montait à l’échelle jusque dans les nuages ? Un légume. Carotte ou panais ramollis sentant le camphre et la moisissure. » « D'ailleurs, conformément aux règles de la physique, il est probable qu'à force de ralentir je m'arrête. Que j'en finisse avec les mots ou eux avec moi. » « Je n’écris pas, je radote. Je bats la breloque. (…) Ils se disent il a des restes. Il reste si peu. Des espaces, des interlignes – désert blanc. J’ai si peu de mots. Ils sont tous usés jusqu’à la moelle. On ne le croirait pas comme ça, mais ça s’use les mots. Comme des fonds de culottes. Comme le cœur. (…) Ma plume aussi traîne la patte. Œuvre de la vieillesse. Elle contamine tout. » Mais dans Le tiers temps, le quotidien de la maison de retraiteest aussi important que Beckett lui-même.C’est la vieillesse et la fin de vie en Ehpad, captées par le regard de Maylis Besserie et racontées par sa langue dont la dérision, la distance et la justesse se superposent à celle du dramaturge irlandais, qui nourrissent cette fiction. La forme choisie, celle d’un faux journal rédigé à la première personne par Beckett dans un de ces longs monologues qu’il affectionnait, permet à Maylis Besserie de nous introduire de plain-pied dans le quotidien de ces établissements où tout s’amenuise, l’espace, le temps restant à vivre, la vivacité de l’esprit et la docilité du corps. C’est cette carcasse vieillissante objet de gêne et de souffrance, les observations cliniques et les comptes rendus journaliers qui infantilisent et objetisent le malade afin de faciliter le suivi médical, les petites victoires que sont devenus des gestes simples comme entrer et sortir de la baignoire, la frustration de se sentir diminué, de perdre son autonomie, de voir sa mémoire s’effacer et le silence s’installer aussi sûrement que les jambes refusent un jour de porter ou d’avancer qui, à travers l’intimité de Sam (non l’écrivain qui ferait acte d’autobiographie mais le vieillard), s’exposent ici sans fard provoquant notre émotion. Alors par un tour de passe-passe audacieux, Samuel Beckett le créateur s’efface au profit de Sam, le personnage, un résident de la maison de retraite comme tous les autres nous confrontant à la réalité de cette vieillesse que notre société occulte et que nous cherchons ordinairement à oublier sur laquelle Maylis Besserie braque sans voyeurisme mais avec respect et naturel la lumière d’un projecteur, comme le grand écrivain l’avait fait avec ses dialogues minimalistes sur ses personnages au seuil de la mort. D’évidence, ce roman possède tous les ingrédients pour ravir les amateurs de Beckett, éveillant chez eux une furieuse envie de revoir Madeleine Renaud dans son interprétation sublime de Oh les beaux jours ou de se replonger dans cet univers aussi elliptique que fascinant traversé par le rire et l’angoisse et porté par un minimalisme formel rarement atteint. Mais Le tiers temps, et c’est là un vrai tour de force, peut aussi bien s’adresser à ceux qui ne connaîtraient pas l’écrivain mais se laisseraient prendre par ce récit juste et fort, sans drame ni tristesse, du vieil âge, de la dégradation des corps et de l’esprit, de la solitude, qui, dans un établissement spécialisé ou non, accompagnent la fin de partie, la fin de vie. Un premier roman fort, original et talentueux signé par une auteure à suivre. Dominique Baillon-Lalande (29/05/20) |
Sommaire Lectures Gallimard (Février 2020) 184 pages - 18 € Version numérique 12,99 € Prix Goncourt du premier roman 2020
Pour ceux qui voudraient se (re)plonger dans l’univers de Beckett, l’INA offre un accès libre jusqu’au 23 juin à une captation réalisée en 1971 de Oh les beaux jours avec Madeleine Renaud. Oh les beaux jours |
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