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Béatrice COMMENGÉ

Alger, rue des Bananiers


« Nous sommes jeudi. Tout est calme. La vie est douce. Un beau jeudi du mois de mai. Bordj est loin, Sétif est loin. Mais c'est peut-être ce jour-là, ou la veille, ou l'avant-veille, que trois cents hommes d'un douar perdu dans les montagnes, Melouza, ont été massacrés dans les ruelles de leur village. »

Ce livre est à la fois grave et joyeux. Grave parce que Béatrice Commengé rappelle peu à peu, au fil de ses recherches et de l’histoire de sa famille sur quatre générations, la relation complexe que la France a imposée à l’Algérie pendant cent trente ans. Joyeux parce que construit autour de la vie de la petite Béatrice entre quatre et douze ans, de 1954 à 1962, existence insouciante dans la rue des Bananiers à Alger où elle joue, chante et danse avec des enfants de trois religions différentes.

L’arrière-arrière-grand-mère maternelle, Jeanne, est née en Haute-Garonne en 1830, année de la conquête de l’Algérie par l’armée française. Au fil des recherches de l’autrice, de l’examen des actes de naissance ou de mariage et des albums photos, on suit l’installation de la famille de génération en génération depuis l’arrivée de Jeanne et son mariage en 1865 avec un charron venu de Gaillac jusqu’à l’été 1961 où Béatrice, à douze ans, quitte Alger en sachant que, contrairement aux étés précédents, le voyage sera sans retour…
Sur un arbre généalogique (découvert en fin d’ouvrage alors qu’on aurait préféré le suivre pendant la lecture), on voit que c’est par les femmes, toutes nées en Algérie, que se poursuit de génération en génération, cet enracinement familial dans le sol algérien sur près d’un siècle.
Et il s’en passe des choses pendant ce siècle !

On croise des artistes venus admirer la blancheur de la ville et l’exotisme de ce nouveau territoire français : Théophile Gautier, les frères Goncourt, Maupassant, Delacroix…
On y voit Karl Marx venu en 1882 (un an avant sa mort) pour essayer de soigner ses poumons.
Sans oublier Albert Camus, né en Algérie, qui a vécu plusieurs mois non loin de la maison de Béatrice. « J'étais loin d'imaginer, à sept ans, toute à ma joie de dévaler matin et soir les larges marches du chemin Sidi-Brahim, que vingt ans plus tôt, un jeune écrivain fou de théâtre qui n'avait encore rien publié, Albert Camus, avait gravi pendant plusieurs mois cette rude colline pour se réfugier dans une villa nichée sous les bougainvillées et que ses occupants appelaient la Maison devant le monde, une maison suspendue dans le ciel éclatant, comme une nacelle, dominant la baie à la courbe parfaite. Aujourd'hui, je lis La Mort heureuse et me revoici sur la plus haute branche du figuier ou sur la terrasse du 21. Je sais maintenant que la Maison devant le monde se trouvait rue des Amandiers, juste au-dessus de la terrasse dallée de rouge, presque à l'angle du chemin Sidi-Brahim. »

Mais il faut aussi affronter le côté sombre de la relation franco-algérienne et Béatrice Commengé ne laisse rien dans le silence, ni la violence de la conquête, ni les révoltes, rebellions et massacres, en commentant les livres trouvés dans la bibliothèque de son père, les articles et les photos trouvés dans la presse et sur internet, depuis le débarquement des troupes de Charles X puis les visites de Napoléon III jusqu’aux discours du général de Gaulle, l’apparition des lettres (FLN / OAS) peintes sur les murs de la ville, la découverte de mots comme référendum, autodétermination ou putsch et la publication de La question d’Henri Alleg qui « donnait vie, donnait vue » au mot torture.

Le décalage entre la montée de la violence et le ressenti de la petite fille apporte de la légèreté à un livre chargé de souffrances.
« Dans le village où je passe mes vacances, personne ne sait à quoi ressemble le 91e département français. Ils savent seulement que là-bas des bombes explosent parfois dans les cafés, que la nuit il y a un couvre-feu et que des soldats meurent dans des embuscades. De ce côté-ci de la mer, ils lisent les journaux, ils retiennent les chiffres. Ils savent qu'il y a eu quatre mille attentats en 1956 et seulement mille quatre cents en 1957. Ils me disent qu'à ma place, ils auraient peur.
Pourquoi n'ai-je pas peur ?
Parce que j'ignore les chiffres. Moi, je ne connais que les rues, les escaliers, les cinémas, les néfliers, les orangers, la lumière du ciel.
Et parce que je n'ai jamais vu un mort. »

Au fil des chapitres, on voit une petite fille vivre dans une maison pleine de livres, aller à l’école Au soleil et jouer dans une rue peu fréquentée avec Mohammed, Suzanne, Chafika et Aouaouche, un îlot d’insouciance et de bonheur posé sur la fresque vivante et colorée d’un siècle d’histoire familiale dans un pays ou conquête et révolte, colonisation et indépendance n’ont cessé d’engendrer l’affrontement et la mort.

Cette imbrication de l’Histoire, de la politique et des souvenirs d’enfance rend ce livre très attachant, aussi passionnant qu’émouvant, à la fois sombre et lumineux. 

Serge Cabrol 
(10/09/20)    



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Lectures








Verdier

(Septembre 2020)
128 pages – 14 €










Béatrice Commengé,
née à Alger en 1949, est romancière et traductrice.



Bio-bibliographie
sur le site des éditions Verdier