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Christian DEGOUTTE

Le tour du lac



C’est une femme, Lili, qui sert de pivot aux trois histoires – Le tour du lac, Sous les marronniers et Le portillon de fer – qui constituent ce recueil. La première nouvelle nous mène devant sa tombe où le narrateur, un homme jamais nommé dont on ignore alors les liens avec la morte, se fait durablement importuner par un homme à la chemise rouge en mal de confidences sur ce père violent et destructeur que sa mère est venue visiter dans ce cimetière. La deuxième évoque l’épouse et la mère qu’elle était sous le focus de son internement en hôpital psychiatrique. La dernière remonte à l’enfance quand son cousin et le fils du château mettront fin pour elle au temps de l’innocence.

La chronologie inversée utilisée, de la mort à l’enfance, si elle déstabilise initialement le lecteur, permet à l’auteur d’incarner avec toute l’intensité désirée la confusion qui domine chez ces trois personnages, leurs souffrances et leurs frustrations. Elle sème aussi le doute sur l’identité de cet étrange narrateur qui dansl’ensemble du livre incarne magistralement la fuite dans le silence et l’invisibilité, se disant dans la première nouvelle « n’être rien m’allait bien ». Elle interroge de même sur l’unicité de cette figure féminine qui se bat contre une angoisse qu’elle a si longtemps enfouie, sur les zones d’ombre de son enfance autour de la scène du château, sur ce qu’elle cache quand elle évoque dans un éclat de rire « ce vieux salaud de Gaston ». Ellequestionne enfin l’incroyable aveuglement ou déni de la mère de l’Homme à la chemise rouge quant au comportement de son mari sur son fils ou l’emportement victimaire de ce dernier qui, rongé par les souvenirs, pourrait lui-aussi avoir besoin un jour d’un psychiatre. « Les mots du vieux sont en moi des boules puantes, des dépôts de crotte, comme s’il avait chié en moi. »

Les lieux choisis, cimetière, asile d’aliénés, château qui se dégrade, annoncent directement la couleur. Le bonheur ici n’est pas au rendez-vous. La vieillesse – « Je regardais les vieux alignés au soleil, lentement dépossédés de tout. (...) Dépossédés jusque dans leurs chambres où le béton refuse les punaises des photos. (…) Dépossédés du soi de jadis aimable ou haïssable », « Quand on est vieux ce n’est pas dans l’enfance qu’on retombe, c’est dans le singe », « Faut en finir avec tout ce romantisme de la mort, les vieilles images (…) On meurt sans dernière parole. On meurt incompréhensible, la bouche tuyautée. (…) On meurt relié au monde entier par des tuyaux (…) à l’image de nos vie » – constitue avec la haine et la mort les trois mots clés de la nouvelle-titre. La deuxième se focalise sur la folie : « C’est de ne rien oublier qu’on devient folle », « La maladie n’est pas la personne, c’est un mauvais vêtement qui colle à la peau ». Suit le récit de l’enfance abîmée, « entre les arbres déplumés, ce pavillon, tu vois, c’est l’endroit où je suis devenue vieille », qui vient mettre le point final au recueil. L’hypocrisie sociale régnant au château comme celle qui se dégage des propos convenus et bienveillants de la mère sur son époux, loin d’adoucir les faits viennent les aggraver.  
Seule la nature très présente – la plage, le lac, les arbres, les oiseaux, la beauté des biches – vient faire contrepoint, opposant au noir de la mort et au rouge de la violence le jaune et le vert pour y introduire, à défaut de joie, la lumière et la vie. « La plage, de loin, au pied du vert sévère des sapins, la plage est un bref croissant fumant de poussière et de chaleur. Sous un ciel bleu dur comme aujourd’hui, au-dessus de ses grandes profondeurs, le lac est d’ardoise. » (Tour du lac). « J’imagine là-haut les hirondelles revenues, leurs cris qui percent le ciel ; j’imagine les feuillages qui s’ébrouent, s’inclinent feuille après feuille sous le passage d’une aile invisible ; juste une caresse d’air qui apporte l’odeur verte des sureaux. » (Le portillon de fer). « Je raconte joyeusement les pissenlits qui colonisent les gazons ; que nous sommes venus lentement avec l’enfant par l’allée rose qui serpente sous les grands marronniers. Je me tourne vers elle pour dire le bruit de biscuits écrasés des gravillons dans l’allée : Lili jadis était si gourmande. » (Sous les marronniers)

La violence du père sur le fils, du cousin sur la fillette lorsqu’il la flagelle avec une branche de noisetier pour la terroriser afin de s’assurer de son silence, celle symbolique de cette logorrhée verbale mortifère que l’homme impose au narrateur ou que Lili dans sa folie renvoie à son mari conscient qu’en cet instant elle le hait autant qu’elle rejette sa fille, est ici partout et n’a d’égale que l’intensité de la souffrance.
Mais si les sujets abordés par Christian Degoutte sont sombres, si ces tranches de vie, ces drames qu’il nous raconte sont cruels, l’écrivain, en égard peut-être pour son lecteur, use abondamment de l’ambiguïté et des ellipses, joue du mystère et même parfois de l’humour (noir, bien évidemment) pour en atténuer la dureté de l’effet et du trait.
« Quand un vieux mourait en Afrique, jadis on disait : c’est une bibliothèque qui brûle. Aujourd’hui c’est juste un téléspectateur qui s’éteint. » « De loin on dirait des clapiers, vous ne trouvez-pas ? (…) De près, ça fait penser à une colonne de boîtes aux lettres à l’entrée d’un lotissement. Il y a le nom et le numéro de chaque locataire gravé dans une porte de marbre noir. Seize morts par colonne, livrés en cendres. » (Tour du lac)
« Un géant hirsute, voûté, botté de gros cuir, agité d’un grand désordre de bras, de discours, poussant devant lui un épais nuage de fumée de cigarette nous a fait reculer. L’enfant se mit à agiter son grelot de rire : on dirait l’ours du livre, tu sais, "l’Ours au rendez-vous des gardes-chasses. » (Sous les marronniers)
La tendresse, très occasionnellement, parvient même à s’y glisser :  
« Ses mots à elle, c’était un gant de toilette mouillé pour rafraîchir le front de son homme qui mourrait. » (Tour du lac)
« Vous voudriez vieillir vieille femme (…) devenir tendre. Histoire d’avoir encore des enfants à embrasser sur les genoux. » (Tour du lac)
« Je n’ose pas lui avouer que j’essaie d’apercevoir (…) le mystère qu’elle est même quand je la serre entre mes bras. » (Portillon de fer)
« Je m’efforce de reconstruire le petit grelot de gorge qu’elle avait à cet âge. Mais ce n’est qu’un rire joué de cinéma que fabrique ma mémoire. » (Sous les marronniers)

Ce flou protecteur, cette atmosphère mystérieuse, cette confusion, présents dans chaque séquence, se conjuguent à une absence de toute analyse, approche sociale ou psychologique des personnages. Ceux-ci sont seuls, extraits de toute réalité sociale et rien ne viendra compléter ce que ces moments de crises peuvent nous révéler d’eux. Le narrateur en est le plus bel exemple : de cet être sensible mais discret, solitaire et taiseux (beau paradoxe de prendre comme narrateur un homme qui se méfie des mots !) pris à trois périodes de sa vie, l’âge précis, la position sociale et le travail ne nous seront jamais explicitement précisés laissant à chacun le pouvoir de combler les vides au gré de sa propre imagination. Est-ce par volonté de survie face aux dérapages incontrôlés et incompris ayant émaillé son existence que cet homme sans souvenirs ni passé, comme il le dit dans le dernier texte alors que l’on devine derrière cette négation un probable secret douloureux dont nous ne saurons rien, aurait fait le choix d’adopter le rôle de fantôme, de se faire spectateur solitaire de sa propre vie ? Cela rend d’autant plus troublant et attachant ce contemplatif énigmatique, « Juste attentif à la joie d’aller », qui loin d’exhaler le désespoir semble avoir tiré de ce retrait de sa propre vie quiétude et équilibre. 

Dans ce puzzle incomplet dont le thème serait le cycle de la vie de l’enfance à la mort, cet homme effacé incarnerait-il ici la pièce du sage face à celle de la folie emprisonnant Lili et celle du rejet paternel violent dont le fils mal-aimé et en colère ne se remettra jamais ? Le fil rouge unissant tout cela serait-il l’enfance, malmenée, brutalement interrompue avant l’heure, gommée, chez ces trois adultes mais aussi étonnamment forte, gaie et vivante chez la fillette du narrateur qui entrouvre comme une fenêtre sur le soleil et la lumière dans cette sombre histoire ?

Décidément, les éditions Rhubarbe nous réservent de bien belles découvertes, exigeantes et rares. Ce livre, entre recueil de nouvelles et roman par nouvelles, sensible et poignant, nous plongeant sans repères dans une atmosphère étrange, instable et prégnante avec une belle écriture aux images fortes et à la musique subtile, y a toute sa place. Et si l’immersion proposée au lecteur n’est pas de tout repos, elle mérite qu’on s’y abandonne sans hésitation.

Dominique Baillon-Lalande 
(15/07/20)    



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Christian  DEGOUTTE, Le tour du lac
Rhubarbe

62 pages - 8 €










Christian Degoutte,
né à Paris en 1953,
a publié de nombreux recueils de poésie.