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Aurélien DELSAUX


Pour Luky


Luky, Abdoul et Diego vivent aux Renarts, une petite cité HLM de province située à la lisière de la campagne et en périphérie de la ville de Saint-Roch au bout d’une route qui ne mène nulle part.  « Il y a trente ans, quand ça a été construit, parait qu’y avait que des profs. C’était tout moderne. (…) Aujourd’hui, y’a des Noirs, du Kurde, du Macédonien, du Rom, de l’Arabe, du Russe et les blancs italiens portugais roumains, et aussi une handicapée. Ici c’est les pauvres. Les cas sociaux. Les hors-jeu, les pas de chance et les déglingués. » Saint-Roch, ce n’est pas beaucoup mieux. « Un gros village que quelqu’un a chié en route, là, contre la colline, au milieu des champs […où] y’a même pas de gare. Y’a bien des cars mais démerde-toi pour trouver où ils vont, quand ils partent. Et puis ça coûte, on sait même pas combien mais ça coûte. »
On suit donc les trois adolescents dans ce désert durant toute une année scolaire.

Luky, dont l’arrière-grand-père et le grand-père étaient paysans plus loin dans cette campagne Iséroise, vit aux Renarts avec sa mère. Une femme à la fois affectueuse et absente qui malgré un travail éreintant parvient juste à boucler leur budget et peine à se tenir debout. Luky est un gentil garçon, effacé qui s’ennuie en classe, aime la nature, et qui, depuis la mort de celui qui se disait le dernier représentant de la race des petits paysans français en voie de disparition, semble de plus en plus « perdu au fond de sa tête ».  Il avoue même à ses amis Abdoul et Diego que depuis il entend des voix et que son grand-père revient le visiter en rêve. « Il avait dix ans pile. Pépé a été son premier vrai mort. À la télé bien sûr y a des morts partout, y a la guerre. À l’époque c’est surtout l’Irak, l’Afghanistan. Des enfants morts, des enfants pas morts qui tout autour d’eux voient des morts partout. (…) Mais lui, aux Renarts (…) à part un oiseau une fois, un gros genre pigeon, en bas, dans le sable sous le toboggan, jamais. (…) Pépé était aussi gris et immobile que le pigeon. » 
Cette année est aussi celle de l’orientation scolaire, mais Luky semble se désintéresser complètement de l’affaire. Il ne sait vraiment pas quoi choisir et quand on le presse avec insistance de remplir le formulaire adéquat, il perd le papier, le laisse vierge, répond qu’il ne sait pas ou avance qu’il veut être éboueur ou encore « dernier » comme son grand-père. Les enseignants s’interrogent, ou émettent l’hypothèse que la peur de devoir choisir le tétanise et qu’il faut l’aider personnellement, ou le prennent pour un débile léger. Alertée, la mère l’amène en toute discrétion consulter une psychologue dans une ville voisine.       
Abdoul, musulman d’origine kabyle, a lui toujours su ce qu’il voulait : s’intégrer. C’est un garçon curieux qui respecte les adultes et les autres élèves et prend plaisir à apprendre et à étudier.  Il est particulièrement attaché à sa professeure de français et s’est pris de passion pour la poésie et la littérature. Pour Luky et Diego, c’est l’ami d’enfance fidèle, sensible et joyeux avec lequel ils s’amusent et auquel ils peuvent se confier.
Diego, de parents portugais, est du genre grande gueule qui roule des mécaniques et ne rechigne pas à la castagne. Il se la joue plutôt caïd et l’avenir, lui, il s’en fout. Il a bien compris en regardant autour de lui qu’aux Renarts pour le travail on prenait ce qu’on trouvait. De toute façon seul le présent l’intéresse et cette année il ne pense qu’au sexe et à l’amour. L’occasion de raconter ses exploits réels ou imaginaires avec les filles du lycée à ses amis admiratifs de son audace.
À eux trois ils forment un clan riche de sa diversité psychologique et culturelle. Ils se complètent, s’entraident et se tiennent chaud. Quand Abdoul râle d’être traité d’Arabe et des fouilles policières « en ville » qui tombent sur lui plus souvent qu’à son tour, Luky lui explique avec philosophie qu’il ne faut pas y faire attention car de toute façon pour les autres et les médias « ceux des Renarts » sont tous des arabes, des délinquants ou des drogués.

C’est dans une cave d’immeuble qu'ils appellent « le trou » que les adolescents se retrouvent. « Ils ne font pas grand-chose. Ils aiment juste être ensemble. » Ils y racontent les petits événements et les anecdotes du quotidien, la famille, les vacances, les cours, partagent leurs interrogations sur les adultes et leur monde, la sexualité, l’avenir et le sens de la vie, leurs rêves aussi parfois. Ils y regardent également des vidéos sur le smartphone d’Abdoul.
Souvent ils vont courir dans la nature, regarder le ciel nuageux ou les étoiles, jouer à s’éclabousser au lavoir.
« La plaine attire leurs regards loin loin loin, tout au bout, jusqu’à leur donner envie de savoir toutes les Italies cachées derrière les montagnes brumeuses, tout au bout.
- Y avait la mer, dit Abdoul. Tout ça c’était la mer. Y a longtemps.
 Ils rêvent. » 
À travers leurs peines, leurs joies, leurs doutes, on devine leur peur de l’avenir et le repli sur une enfance et une chaleureuse fraternité qu’ils craignent de quitter.

      
            Aurélien Delsaux nous les rend sympathiques et touchants ces grands gamins. Dans ces tranches de vie instantanées qu’il croque avec bienveillance, loin de tout cliché, l’auteur évoque avec justesse, pudeur et respect l’adolescence loin des grandes villes, dans ces mornes cités hors-champ des médias voire hors de tout qu’il connaît bien pour y avoir enseigné une dizaine d’années. Les remerciements nous apprennent d’ailleurs que cette fiction s’est nourrie d’un certain Abdoul et de ses amis Diego et Luky.
Le portrait n’est ni misérabiliste ni désespéré. Ceux-là ne se droguent pas, ne sont pas des casseurs ou des voyous et ne se révoltent même pas. Ni heureux ni malheureux ils survivent résignés entre ennui, frustrations, inquiétudes, rêves et petites joies, comme tant d’ados d’ici et d’ailleurs. Ils ont encore un pied dans l’enfance quand l’injonction de choisir leur orientation leur est faite. Si cela ne manque pas d’exciter ou de faire rêver certains, d’autres comme Luky renâclant tant qu’il peut face à l’obstacle, sont incapables de se projeter. Le manque de références offertes localement, le quotidien et l’exemple du ou des parents, l’accompagnement de cette démarche administrative par des enseignants peu armés en la matière, en laissent plus d’un hors-jeu dans une société à plusieurs vitesses où les formations et le travail localement se font rares. Pour choisir encore faut-il s’estimer capable de quelque chose et oser croire que l’avenir pourrait être moins difficile pour eux que pour leurs aînés alors que les adultes tout autour ne font même plus semblant d’y croire.
« Pourquoi on est pas ailleurs, même rien qu’au centre de Saint-Roch ou carrément dans la cambrousse ce s’rait mieux, alors qu’est-ce qu’on fout là : j’veux dire comment t’as atterri là (…) Y avait pas un autre endroit où vivre-ou vivre avec un gosse – que les Renarts j’veux dire ? – C’était c’qu’y avait de moins cher. (…) Tu sais – elle lui parle doucement – enfin tu verras c’est pas si facile, j’ai fait c’que j’ai pu, on choisit pas vraiment en fait. »
Luky, s’il rêve ce n’est pas d’un avenir radieux, c’est d’un autre environnement, d’un présent où sa mère serait plus heureuse, d’une autre vie, d’un ailleurs.

Pour dire cela Aurélien Delsaux, par un jeu subtil d’écriture, choisit une fausse oralité portée par de nombreux dialogues où les abréviations, le verlan, les tics de langage, les ellipses, les répétitions, les anglicismes, les images et les formules toutes faites ou décalées, restituent avec spontanéité le ressenti, les sentiments et les pensées des protagonistes. Les blagues, impertinences, jeux de mots et taquineries qui surgissent aux détours d’une conversation contribuent à cette impression de légèreté et de liberté qui traduit leur jeunesse et le plaisir d’être ensemble. « Les légendes, c'est d‘la vérité qui se déguise. ».
La brièveté des chapitres qui formalise assez bien la faculté des ados à zapper d’une activité ou d’un sujet à l’autre apporte un rythme soutenu au roman. 
La poésie s’invite presque naturellement dans les moments d’émotion  en lien souvent avec le paysage. La poésie n’est-elle pas aussi un goût qu’en secret Abdoul et Luky cultivent ? « Il aurait bien aimé raconter aussi bien que pépé racontait. Les tirer par les mots comme pépé faisait pour lui. Ça faisait comme quelqu'un qui vous prend par la main, qui vous fait juste faire trois pas avec quelques phrases, et plouf ! devant vous c'est un nouveau pays, et vous avez envie d'y demeurer un peu. »

Plus qu’un classique roman d’initiation, Pour Luky fait à hauteur d’enfant le portrait juste et sensible d’une population d’invisibles reléguée dans un entre-deux malaisant entre ville et campagne où toute perspective semble impossible. La présence du personnage d’Abdoul se posant en contrepoint à la médiocrité et la résignation ambiantes, évite cependant au récit l’écueil du misérabilisme et de la caricature que l’on aurait pu craindre.
Mais surtout, le court roman d’Aurélien Delsaux ne serait pas ce qu’il est sans cette écriture inventive et protéiforme qui contribue hautement à la qualité et au charme de l’ouvrage. À découvrir.  

Dominique Baillon-Lalande 
(27/02/20)      



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Aurélien DELSAUX, Pour Luky</title>
Noir sur blanc

Notabilia
(Janvier 2020)
288 pages - 18 €















Aurélien Delsaux,

né en 1981, est aussi comédien et metteur en scène. Pour Luky est son troisième roman.