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Diane MEUR


Sous le ciel des hommes

L’histoire ou plutôt ces histoires se déroulent au cœur de l’Europe dans le grand-duché d’Éponne, état imaginaire neutre et siège de nombreux établissement bancaires au parfum malicieusement suisse.
Poussé par son éditeur, Jean-Marc Féron, reporter de guerre à succès aujourd’hui cloué chez lui pour des problèmes de santé et en proie à une panne d’inspiration, décide d’écrire cette fois sur son pays et plus particulièrement sur les demandeurs d’asile fraîchement arrivés dans cette ville riche et propre du bord du lac. Pour faciliter le travail à l’écrivain vieillissant, l’éditeur se rapproche d’une ONG locale en contact avec le BIR (Bureau de l’immigration et des réfugiés) et celle-ci, ravie de cette proposition de partenariat officiel aussi favorable à la communication de l’association qu’à ses finances, accompagnera techniquement le contact avec les candidats adaptés et intéressés par cette étude de proximité faite lors d’un hébergement de trois mois chez le journaliste. « Cohabiter trois mois avec un réfugié […] Sortir de sa zone de confort. S’ouvrir à autre chose » comme le dit Jean-Marc prêt à recevoir les confidences de « son » réfugié, à l’observer de près, à étudier les interactions de sa présence avec la population locale et à consigner en plus de tout cela l’échange plus personnel s’élaborant entre eux deux. Malheureusement, à l’usage, entre la jovialité de Hossein, 28 ans, fils de garagiste et l’auteur vieillissant replié sur lui-même et dépressif à ses heures, la communication peine à s’établir. De son côté pourtant, Hossein dont « la joie de vivre ouvre quasiment toutes les portes et lui fait hausser les épaules avec flegme devant celles qui ne s’ouvrent pas », comme le dit son ami Ghoûn envieux de son énergie et sa jeunesse, ne ménage pas sa peine, s’efforce d’être un hôte respectueux, discret et attentif, et prend plaisir à faire bénéficier son hébergeur de ses talents de cuisinier. Mais le fossé entre le vieil écrivain embourgeoisé – « Il alluma le globe lumineux sur l’énorme coffre à pieds, conçu pour transporter toute la garde-robe d’un fonctionnaire Ming en déplacement, et qui ne contenait rien » – et son jeune protégé ayant mis plus d’un an à atteindre Éponne au risque de sa vie, semble, malgré la bonne volonté réciproque, infranchissable.
Pour Ghoûn, auquel Hossein a laissé sa place au foyer, avec le refus de sa demande d’asile, la vie dans la rue quelques semaines et le manque de perspective, « le vrai problème, le seul problème en fait, c’est de se sentir déjà mort et de devoir continuer de vivre ». Les tracasseries administratives du BIR lui paraissent incompréhensibles et sa cause désespérée. Par bonheur, en plus de l’amitié de Hossein, Ghoun fait la rencontre de Semira. Passée par là avant lui et survivant aujourd’hui, hors des radars de l’administration et donc sans papiers, dans une petite chambre payée fort cher grâce aux heures de ménage qu’elle effectue aux domiciles de clients qui profitent de la situation pour la payer un strict minimum en lui demandant le maximum, la jeune et jolie femme touchée par son désarroi l’a pris sous son aile, le conseille, le guide parfois et le réconforte avec tendresse. Avec son soutien et l’aide d’un autre réfugié, Ghoûn trouvera finalement un job ingrat et mal payé de distribution de prospectus tandis que Hossein fait des livraisons à vélo faute de mieux en attendant le poste qu’il cherche en cuisine dans un restaurant.
L'éditeur, las de ne rien voir venir de concret de la part de son auteur phare et craignant qu’il reste bloqué ainsi un certain temps, lui propose l’aide d’un rewriter, Sonia, pour prendre note de ses réflexions et l’aider à la mise en forme. L’expérience tout d’abord difficile voire conflictuelle s’avérera au fil des jours positive personnellement pour lui comme pour elle. 

Dans un autre quartier de la ville, un groupe d’idéalistes, apprentis écrivains, philosophes et sociologues, se réunit chaque semaine pour échanger et rédiger à plusieurs mains un pamphlet contre l'économie et la gestion de notre société dont le titre sera « Critique de la déraison capitaliste ». Jérôme, Isabelle, Cédric, Dieter, Stanko et enfin Sonia, traductrice (qui pourrait bien être un double de l’auteure Diane Meur) tendus sur leur lutte, ne se connaissent et ne se fréquentent pas en dehors de ces séances laborieuses, moment suspendu au service des idées et des mots. A la sortie Jérôme file discrètement pour rejoindre Sylvie dans un hôtel proche de la gare.

Si le jeune intellectuel précaire, célibataire et engagé, et la quarantenaire mariée avec enfant, cadre développeuse de projet dans le secteur de la mode féminine, ne semblent n’avoir que peu en commun, le jeune homme n’est pas loin de tomber réellement amoureux de cette femme avec laquelle il a des rendez-vous clandestins depuis plusieurs mois. De son côté, Sylvie, femme ambitieuse qui vient de découvrir douloureusement que dans l’industrie du luxe la maternité est un malus pour la promotion qu’elle espérait et qui se sent flouée par ce fils peu combattif aux résultats scolaires médiocres, cette liaison est comme un baume sur son orgueil et ses doutes. Sa conduite envers Semira, quand elle apprend que son mari a osé demander sans même la consulter à cette femme de ménage sans-papiers de donner des leçons de maths au gamin en plus des heures de ménage car ses notes semblaient s’améliorer à son contact, illustrera parfaitement la perversité d’un système qui détruit ceux qu’il a contaminés aussi bien que ceux qu’il rejette.
                
                           Dans ce décor fictif du grand-duché d'Éponne qui pourrait bien représenter tous ces pays occidentaux riches et repliés sur un passé dont ils s’enorgueillissent, l'auteure déroule la vie de protagonistes sans rapports immédiats. Chaque histoire autonome prend place et, si le grand nombre de personnages et d’idées véhiculées peut embrouiller tout d’abord le lecteur, peu à peu les liens se nouent pour faire émerger une photo assez précise des dysfonctionnements de nos sociétés.  Dans ce récit à plusieurs voix qui sous nos yeux prend progressivement sens, les personnages interfèrent, à travers des relations amicales (Hossein-Ghoûn), familiales (considérées à hauteur de Fabio – fils de Sylvie et Bernard – mais aussi presque quarante ans plus tôt de Jean-Marc) ou bien du sentiment amoureux (assez superficiel quand il unit Sylvie et Jérôme mais lumineux quand il s’agit de Semira et Ghoûn). À travers cette fresque de personnages, l’auteure se déjouant des stéréotypes, nourrit son roman de personnalités vraies, d’épisodes de vie réalistes vécus par des individus dotés de sensibilité, de rêves et d’humanité qui en constituent la chair. De ces destins ordinaires, issus de milieux, d’origines et de métiers divers, Diane Meur fait un roman brillant et riche autour des conditions d’accueil et des difficultés d’adaptation des migrants d’une part, et d’autre part de l’inhumanité de ces sociétés sans repères, régies par la course aux profits et la surconsommation qui en stigmatisant les étrangers refusent à leurs semblables venus d’ailleurs le droit de vivre dignement.
« – On est vraiment plus chez soi dans ce quartier, maintenant c’est même des étrangers qui achètent. La maison, à force, bientôt elle vaudra plus rien.
– Oh oh tu me casses les couilles, là, avec les étrangers. Ta mère venait de Roumanie, ton frère a marié une Slovène alors c’est quoi, ça, maintenant ? »

Diane Meur aime à jouer avec l’ambivalence et à semer le trouble pour mieux dessiner une humanité complexe et contradictoire capable du pire comme du meilleur. Si Jean-Marc, Sonia, Ghoûn, Hossein, Jérôme, parviennent tous à être touchants à leur façon, Georges, l’éditeur cynique, et Sylvie, l’épouse, mère et amante obsédée de réussite, pervertis jusqu’à l’os par le système, n’éveilleront pour leur part ni empathie, ni indulgence chez le lecteur.
Ce sont les excès de ce système capitaliste et non les phénomènes migratoires qui sont la racine même du mal. Le pamphlet choral et impertinent que le lecteur voit s’élaborer au fur et à mesure de sa rédaction par cette équipe de « résistants littéraires » vient, au cœur de ces bribes de vie, dénoncer avec colère parfois mais non sans arguments solides, finesse et poésie, le modèle de société aberrant et destructeur dans lequel nous nous embourbons aujourd’hui.

Le mélange des genres, la juxtaposition des voix et des générations, confèrent à ce roman une agréable vivacité et en permet une lecture à plusieurs niveaux (psychologique, sociologique, politique) parfaite pour sonder la profondeur de cette société éclatée et malade et des êtres malmenés qui la composent. Face à ce constat, sans fatalisme ni moralisme, Diane Meur nous appelle à résister, à nager à contre-courant et à faire les bons choix, non ceux que la peur ou l’intérêt personnel nous souffleraient à l’oreille mais ceux qui, respectueux de ce et ceux qui nous entourent, pourraient permettre de construire un avenir commun plus juste, respectueux de l’environnement et pacifié.  
Un roman exigeant, intelligent et sensible.

Dominique Baillon-Lalande 
(15/10/20)    



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Lectures







Diane  MEUR, Sous le ciel des hommes
Sabine Wespieser

(Août 2020)
340 pages - 22 €












Diane Meur,
née en Belgique en 1970, est romancière et traductrice. Sous le ciel des hommes est son huitième roman.



Bio-bibliographie
sur le site de l'éditeur :
www.swediteur.com