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Antigone ici est belge et se nomme Nouria. C’est une bonne élève discrète, consciencieuse et courageuse, qui fait des études de droit. Après un accident au foot, son jeune frère s’est radicalisé puis a disparu. Alors la mère les a quittés et Nouria est restée seule à s’occuper du père, un vieux marchand de meubles qui perd progressivement la vue. Après la terrible nouvelle de l’attentat, le chef de famille s’est volatilisé à son tour laissant la sœur du terroriste kamikaze seule au monde face au harcèlement des journalistes et à la défiance et l’opprobre qui tombent sur la famille. Ses nuits comme ses jours sont hantés par le fantôme de son frère. Alors Nouria se rend au commissariat voir l’agent Crénom, un homme connu pour sa bienveillance envers les habitants du quartier, pour lui demander quand et où elle pourra récupérer le corps ou ce qu’il en reste pour que son frère puisse reposer en paix sous la terre. Antigone à Molenbeek habité par la figure tragique de cette Antigone moderne ne nous parle ni de radicalisation, ni de terrorisme. Nous n’y apprendrons rien ni sur le djihadiste dont le prénom même nous est inconnu, ni sur l’attentat lui-même, ni sur ses victimes. Nouria, innocente sœur de l’assassin, extérieure à ce qui s’est joué dans sa tête depuis son départ pour le désert puis à son horrible passage à l’acte et à la mort aveugle qu’il a semée, n’incarne que l’amour fraternel et surtout le devoir d’ensevelir ne serait-ce que quelques fragments du corps du frère pour que son âme arrête d’errer et qu’elle-même puisse commencer son deuil. Cette problématique du deuil sans corps, les psychologues l’évoquent souvent à propos des familles de disparus qui se retrouvent confrontés à cette sensation d’irréalité du décès faute de cadavre. « La possibilité d’avoir un temps de recueillement auprès du corps revêt un véritable sens. Le corps sert de support au psychisme pour pouvoir faire ce travail de séparation et rendre la perte tangible. » (Psychologie) Partant de cette question de la « mort inenterrée » (derniers mots du récit) en la croisant avec celle du terrorisme c’est aussi les limites de l’humanité quant au traitement des morts dans notre société, bourreaux ou victimes, justes ou criminels, que Stefan Hertmans pointe du doigt. Deux extraits de presse en épilogue à l’ouvrage évoquent ainsi plusieurs maires d’Ile-de-France non informés selon l’AFP des projets d’inhumation des terroristes en 2015, et le refus de plus de 130 imams, selon le quotidien britannique The Indépendant, d’enterrer les trois auteurs de l’attentat de Londres en 2017. À Bruxelles après les attentats deux mondes s’affrontent : celui de la société et ses lois qui considère le terroriste comme un soldat de la terreur et qui, en cela, a abdiqué ses droits d’être humain, et celui des traditions et de la famille qui selon des lois ancestrales accorde à tout être quel que soit le contexte le droit à une sépulture. L’obstination de Nouria à exiger que soient accomplis les rites du deuil pour son frère malgré la juridiction qui le lui refuse, déstabilise la société qui dès lors la positionne en complice du monstre ennemi de la nation où elle vit. C’est un débat éthique qui se profile alors avec dans sa traîne la peur instrumentalisée par nos sociétés plus avides depuis la montée du terrorisme et des attentats de sécurité que de respect des droits de l’homme. Cette réflexion pourrait aussi être étendue et s’inviter dans celle épineuse du retour des djihadistes français prisonniers dans les zones de combat en Irak et en Syrie (dont certains jugés et condamnés à mort sur place), de leurs dépouilles et de leurs épouses et surtout de leurs enfants. Derrière ces deux premières thématiques essentielles du récit, se retrouve aussi en filigrane celle de la responsabilité familiale. Est-on coupable d’être enfant, parents, sœur ou frère de terroristes (ou auparavant d’esclavagiste ou de nazi) ? Si la majorité d’entre nous répondront probablement de façon négative à cette question, dans les faits il est fréquent que face à des crimes particulièrement odieux envers les enfants ou un collectif d’individus, une ethnie ou un peuple, la suspicion et la condamnation atteignent l’ensemble du cercle familial voire de la communauté. C’est aussi ce que découvre à cette occasion Nouria : à moins de renier ostensiblement son frère jusqu’à abandonner sa dépouille mortelle aux autorités sans se soucier de ce qu’il en adviendra pour prouver sa loyauté envers le pays qui a accueilli ses parents et l’a vue naître, elle ne peut que devenir à son tour coupable et représenter un potentielle danger. Ce livre hybride de soixante-dix-huit pages, porté par une écriture théâtrale dynamique mêlant dialogues, narratifs et poésie, est un texte dramatique qui révèle nos contradictions face à un sujet d’actualité aussi sensible qu’humain et politique. Dominique Baillon-Lalande (03/02/20) Ce texte qui vient d’être mis en scène par le flamand Guy Cassiers dans un spectacle multidisciplinaire interprété par Ikram Aoulad accompagné de musique et de vidéo, sera donné en représentation du 30 avril au 11 juin 2020 en Belgique (Anvers, Gand, Bruxelles) et à Rotterdam. |
Sommaire Lectures Le Castor Astral (Janvier 2020) 88 pages - 12 € Traduit du néerlandais par Emmanuelle Tardif
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