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Yasmina KHADRA


Le sel de tous les oublis


Un homme trahi, trompé, désespéré, lâche prise, abandonne tout derrière lui et part sur les routes, vagabond sinistre qui refuse de parler avec les gens qu’ils rencontrent, quand bien même ils se montrent accueillants et généreux. C’est l’errance de ce personnage effondré que nous propose l’auteur, la visite de tous les lieux où il trouve refuge et la découverte des êtres, parfois étranges, qui lui offrent le gîte, le couvert ou simplement un peu de réconfort.

Nous sommes en Algérie en 1963, un an après l’indépendance du pays. Adem, un instituteur, voit sa vie bouleversée par le départ de sa femme, Dalal, qui a choisi de le quitter pour un autre homme. Trop abasourdi pour chercher à comprendre, il ne sait pas comment réagir et sa violence ne fait que conforter Dalal dans son désir de liberté. D’un seul coup, pour lui, tout s’écroule, il est anéanti.
« Adem se traîna jusqu'à la cuisine plongée dans le noir. Il n'alluma pas. Peut-être s'estimait-il moins exposé dans l'hypothétique refuge que lui concédait l'obscurité. À tâtons, il finit par mettre la main sur une bouteille de vin.
Après avoir bu sa peine jusqu'à plus soif et râlé sans parvenir à expurger la moindre des toxines qui ravageaient son être, il se mit à arpenter le couloir et les pièces.
Ensuite, il s'écroula quelque part et, ivre de l'ensemble des misères de la terre, il pleura toutes les larmes de son corps. »
 
Quelques jours plus tard, incapable de se présenter devant ses élèves, il décide de tout quitter : son emploi, sa maison, son village…
Il marche sans but, s’enivre tous les soirs dans des gargotes, cherche un endroit pour dormir, mène une existence de vagabond de plus en plus sale et alcoolique.
 
Après une agression, il est conduit à l’infirmerie d’un hôpital psychiatrique où il va séjourner quelque temps en attendant que le médecin l’autorise à sortir. Ce qui nous permet de voir la réalité de cet hôpital à cette époque.

Parmi les personnages qu’il croise, l’un d’eux va jouer un rôle plus important, sorte d’ange gardien se trouvant toujours là quand Adem est en mauvaise situation. Il s’appelle Mika, un nain accueillant et toujours prêt à rendre service qui l’invite dans la casemate qu’il s’est aménagée. « Un groupe de maquisards l’occupait durant la guerre. Elle leur servait d’habitation et de poste d’observation. Aujourd’hui, elle est à moi. C’est mon palais d’été. » Mika est aux petits soins pour son invité, le soigne et le nourrit, mais il ne cesse de bavarder et philosopher, ce qui a le don d’irriter profondément Adem en quête de solitude et de silence. Après chaque rencontre, Adem reprend la route dès qu’il est à nouveau en état de marcher.

Un autre épisode est révélateur de ces périodes où un nouveau pouvoir se met en place et où certains confondent le bien public et leur intérêt personnel, comme une revanche sur le passé, la misère ou l’injustice qu’ils ont connue. C’est le cas de Ramdane Bara, « commissaire politique, trente et un ans, le costume taillé sur mesure et les yeux embusqués derrière des lunettes de soleil ». « Il ne s'appliquait qu'une règle : s'emparer de tout ce qui était à prendre. » « Ramdane Bara ne se refusa rien : il rêva de l'adolescente d'un riche négociant de Nedroma et obtint sa main en forçant celle du père, s'appropria la villa d'une veuve qu'il délogea manu militari sous prétexte que son mari collaborait avec l'administration coloniale et s'adjugea, dans la foulée, deux caves viticoles à Rio Salado, une station de lavage à Aïn Témouchent et un débit de boissons à Henaya. »
Le commissaire politique, craint et respecté, a maintenant choisi comme nouvelle cible une ferme où il se verrait bien venir se ressourcer par moments et se reposer de ses hautes fonctions.
« J'ai toujours rêvé de m'offrir une ferme. Une belle ferme au milieu d'une prairie, avec une forêt d'arbres fruitiers et un cheptel inépuisable. Une ferme qui soit à moi, rien qu'à moi. »
Mais pour le moment, cette ferme appartient à Mekki, un homme qui a perdu ses jambes en marchant sur une mine et qui vit là avec son frère et sa femme.
Si le récit passe par cette ferme, c’est que justement Adem y séjourne et que cette situation ne va pas le laisser indifférent.

Chaque étape de l’errance du mari bafoué, chaque rencontre, est l’occasion de réfléchir, confronter des points de vue, se quereller, et s’enfuir à nouveau, sans autre but que la solitude.

Ainsi, lorsqu’il accepte, chose rare, de raconter une partie de son histoire à Tayeb, un berger, l’incompréhension prend vite le dessus et la discussion s’envenime.
[Cette scène occupe plusieurs pages, seules quelques répliques sont reprises ici.]
« – Ma femme est partie.
– Tu l'as répudiée ?
– Non. Elle a pris ses cliques et ses claques et elle est partie je ne sais où. Elle en a eu marre de moi, et elle a quitté la maison. De son plein gré.
– Toi, alors ! Tu parais sérieux même quand tu plaisantes.
– Je ne plaisante pas.
– Tu l'as laissée partir sans broncher ?
– Oui... Une femme a le droit de se défaire d'un homme qui la déçoit, ou qui la maltraite, ou bien qui la retient en otage. Elle doit vivre sa vie comme elle l'entend. Elle n'a pas à sacrifier son bonheur pour qui que ce soit.
– Et ton honneur ?
– Je l'ai enfoui dans un sac, avec mes slips et mes tricots de peau, et j'ai pris la route.
– Je suis sûr que ta femme est morte pendant la guerre. Ou bien tu l'as chassée parce qu'elle te désobéissait. Ou peut-être parce qu'elle était stérile.
– Mon épouse est partie rejoindre son amant.
– C'est pour ça que tu es en cavale ? Parce que tu leur as tranché la gorge à tous les deux ?
– Je n'ai tranché la gorge à personne. Et je n'ai même pas cherché à savoir où ils sont allés.
– Ça alors !
Tayeb n'en revenait pas. Il frémit de dégoût lorsque Adem lui posa la main sur le genou, se leva d'un bond, le visage congestionné.
– On ne peut rien attendre de bon d'un monde où l'on a choisi de vivre sans morale et sans interdits. »

Adem paraît parfois ouvert et compréhensif mais ce n’est pas toujours le cas.
Mika l’ange gardien subit une concurrence déloyale de la part du Malin en personne qui s’immisce dans l’esprit d’Adem pour attiser sa violence et réveiller ses vieux démons. Il est, selon les circonstances, capable du meilleur ou du pire.

Yasmina Khadra nous offre ici un voyage dans le temps et l’espace mais aussi dans la conscience d’un homme blessé, trompé, abattu, effondré qui a choisi la fuite et l’errance pour faire le vide et peut-être se reconstruire, un homme à la fois révolté contre l’univers et critique envers lui-même, un homme qui ne sait plus où il en est, ni ce qu’il doit croire, un homme qui rejette toutes les mains tendues sans pouvoir sublimer complètement son profond besoin d’amour. Jusqu’aux dernières pages, le lecteur se demande où ce voyage va bien pouvoir mener Adem. Au bout de la nuit, sans doute. Mais seule la fin révèle si le soleil se lèvera à nouveau.

Serge Cabrol 
(01/10/20)    



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Julliard
(Août 2020)
256 pages – 19 €



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(Septembre 2021)
288 pages – 6,95 €











Photo © flitesd / www.flickr.com
Yasmina Khadra
est un romancier algérien de langue française. Son œuvre est traduite dans une quarantaine de pays.










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