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Antoine LAURAIN


Le service des manuscrits


« Marcel Proust ouvrit ses lourdes paupières pour révéler un regard bienveillant teinté d’une pointe d’ironie, comme s’il savait pourquoi elle était là. » La première phrase du Service des manuscrits donne le la : ce sont les livres, du manuscrit à leur vie propre en passant par le monde de l’édition, leurs auteurs morts ou vivants, qui, avec Violaine, une des plus célèbres éditrices de Paris, vont être au cœur de ce roman. D’ailleurs, lectrice compulsive depuis l’adolescence, Violaine ne fait pas toujours très bien la différence entre le réel et la fiction.

Le livre commence donc dans une chambre d’hôpital où après un grave accident d’avion Violaine dans le coma retrouve ses amis de papiers. Quand dix-neuf jours plus tard elle se réveille, ils seront partis et seuls Édouard, un mari aimant et attentionné, et trois de ses collègues du service des manuscrits seront à ses côtés. Malgré plusieurs opérations, la quarantenaire apprend qu’elle devra désormais marcher avec une canne mais elle n’en a cure. Ce qui l’inquiète c’est son dernier bébé, Les fleurs de sucre, qu’elle vient d’éditer. Le roman est dans la sélection du prix Goncourt, la presse s’affole alors que le contrat, au nom de Camille Desencres, a été envoyé à l’auteur/autrice lors d’un déplacement dans un hôtel de Londres pour revenir signé par la même voie, sans que personne dans la maison d’édition ne connaisse qui se cache derrière ce prénom épicène et n’ait d’autre contact qu’une adresse électronique à laquelle personne ne répond plus. L’auteur « est peut-être mort ? » risque un collaborateur. « Un auteur ne meurt pas avant la sortie de son premier livre, il n’y a que Stieg Larsson pour faire ça, répliqua Violaine. » Une nouvelle histoire Émile Ajar ? s’inquiète Bernard Pivot.
On découvrira au fil des pages que, de plus, Les fleurs de sucre fait écho à un épisode tragique de la vie personnelle de l’éditrice que nul, même pas ce mari proche et aimant ou ce psychanalyse et ami qui la suit depuis plus longtemps encore, ne connaissent. De cela aussi, sans rien en dire à personne, Violaine est fort troublée.   

Parallèlement, la lieutenante Sophie Tanche de la section criminelle du SRPJ de Rouen, a découvert dans le roman en question un étrange écho avec un double meurtre non résolu dont elle avait été chargée il y a un an. Les victimes en étaient un toxicomane notoire propriétaire d’une boîte de nuit près de Rouen et son ami notaire tués lors de leur jogging hebdomadaire commun avec une balle de Luger P08, « l’arme dont les balles sont estampillées des deux S de la Waffen SS ». L’assassin, lui, court encore. La jeune lieutenante voudrait donc interroger Camille Desencres, d’autant que le roman évoque une bande de quatre inséparables amis de Lycée et donc « si l’on suit le fil du livre (…) deux autres personnages doivent encore mourir : le chauffeur de taxi et le chef cuisinier ». 

Qui et où est l’auteur de Fleurs de sucre ? Comment connaît-il (ou elle) le passé de Violaine ? Quel lien a-t-il, ou pas, avec l’affaire criminelle normande ? Ces questions ne trouveront réponses que dans les toutes dernières pages.

 

      Véritable plongée dans le petit monde de l'édition ce roman est très documenté sur les règles, les procédures, et les manigances des grandes maisons éditoriales et du microcosme littéraire germanopratin. On y découvre le quotidien du mythique service des manuscrits et ses « lecteurs » qui filtrent et notent les tapuscrits reçus, générant espoir et plus encore amère déception. C’est un service un peu à part, conscient de sa responsabilité autant envers les auteurs qu’envers la maison d’édition dans sa recherche de la pépite qui représentera « l'alchimie parfaite entre la reconnaissance littéraire et la machine commerciale ». Avec un amusement visible, Antoine Laurain sème des anecdotes humoristiques, houleuses ou complices, illustrant les relations ambivalentes entre l’écrivain et son éditeur. Parfois la littérature s’en mêle, lors d’un repas partagé avec un écrivain à propos d’à-valoir et d’un livre en phase d’écriture ou d’échanges électroniques avec Stephen King que Violaine semble bien connaître. Les fantômes des écrivains dont seuls les livres l’ont accompagnée autrefois comme Perec, Proust, Virginia Woolf ou de vivants comme Patrick Modiano et Michel Houellebecq, la soutiennent secrètement lors des moments difficiles. Ce sont les livres qui ont autrefois sauvé Violaine Lepage du suicide et un roman qui cette fois encore va la délivrer du terrible secret qui l’étouffe.

À l’heure où elle vient d’échapper à la mort et se remet à peine des opérations réparatrices de sa jambe, face à la pression du jury du Goncourt et le mystère non élucidé de l’identité de l’auteur des Fleurs de sucre qui pourrait discréditer la grande maison, avec en plusl’affaire criminelle qui vient s’y greffer pour ajouter à la pression, Violaine se retrouve fragilisée.  Habituellement puissante, efficace, attentive et implacable, l’éditrice qui sait avec les écrivains et ses collaborateurs se faire maternelle ou se transformer en véhicule blindé selon les circonstances, se sent vaciller.  Son passé refoulé depuis des années la rattrape libérant ses démons et ses pulsions honteuses tels l’alcoolisme et la kleptomanie. Des moments d’amnésie partielle peut-être dus au coma s’y ajoutent et le lecteur assiste en direct à la transformation intime du robot invincible en femme vulnérable gagnant en humanité. Malgré les doutes qui subrepticement se glissent chez le lecteur quant à la responsabilité qui serait la sienne dans cette troublante accumulation, celui-ci se surprend néanmoins à trembler pour elle. 
Les personnages qui gravitent autour de Violaine sont nombreux et parfois singuliers. On y rencontre Charles, ancien directeur de la maison d’édition qui l’a prise sous son aile et lui a donné une place sur mesure ; la toute jeune Marie, thésarde et première lectrice du fameux manuscrit ; Béatrice, l’atypique vieille qui confirmera son enthousiasme ; Pierre Stein le psychanalyste étrangement affectueux et secret ; Édouard, le tendre, bienveillant et merveilleux mari qui lui sert de colonne vertébrale. Ils parviennent tous à prendre intelligemment place dans le scénario, à nous émouvoir, nous inquiéter ou nous surprendre, comme le font à leur façon, dans la part criminelle du roman, la jeune lieutenante, sympathique admiratrice de Simenon, et son équipier Alain. Dans l’ensemble cependant il faut reconnaître que le féminin l’emporte nettement sur le masculin.
 
Le basculement de l’histoire initiale somme toute assez tranquille en un roman policier aux morts violentes et multiples, surprend d’autant plus qu’Antoine Laurain y conserve l’écriture fluide, imagée et drôle adoptée au démarrage, comme un pied de nez au genre littéraire dont il emprunte momentanément les codes. Si ce décalage entre la nature de cette sombre histoire criminelle rapportée par Sophie Tanche angoissée à l’idée de voir d’autres cadavres allonger la liste, et la légèreté de ton employée par l’auteur, déstabilise le lecteur plus encore que le changement de registre, il n’en gomme en aucune façon la noirceur et n’en amoindrit ni les effets, ni le suspense. Bien au contraire, c’est alors un étrange malaise qui s’installe durablement, non seulement au cours de l’enquête mais aussi lors des retours dans la ruche littéraire tétanisée par l’échéance du prix Goncourt avec une reine en pleine panique.

Il apparaît dès lors que la question centrale dans Le service des manuscrits n’est pas qui se cache derrière Camille Desencres, qui est l’assassin, ni même si ces crimes ont inspiré le livre ou le livre les crimes. C’est la porosité entre le réel et la fiction qui en est l’essence et la matière, avec pour pivot ce roman Goncourable à l’auteur inconnu sans lequel le roman que nous lisons n’existerait pas. Les fleurs de sucre est le cœur et la racine de cet incroyable jeu de miroirs qui organise ce récit multiple,  faisant lien entre la Normandie et Paris, le travail de Violaine au service de la littérature et celui de Sophie au service de la réalité criminelle brute, le passé et le présent, la vie et le roman. Dans ce récit aux allures de poupées russes, la fiction qui s’est nourrie de la réalité et l’a en quelque sorte révélée, lui redonne vie à son tour. Le mariage entre réalité et roman est indissoluble et s’évader de ce cercle infernal est illusoire. Il se peut même que, brouillant plus malicieusement encore la frontière qui sépare l’une et l’autre, la littérature se fasse prophétie ou influe directement ou symboliquement sur ce qui va ensuite advenir. Sophie Tanche semble bien le penser mais peut-être cela n’est-il que coïncidences et imagination...

Et si comme le dit Marie « Tout roman est un traité de magie noire », ces deux cent quinze pages traversées par le mystère, la noirceur et la lumière, levant, juste un peu, le voile sur la littérature en train de se faire, a effectivement pour les amoureux du livre des effets troublants et fascinants. Si assister à un spectacle depuis les coulisses n’offre de la vraie représentation en cours qu’une vision fragmentée et fragmentaire, c’est souvent un moment privilégié émotionnellement qui revêt un aspect un peu magique. C’est à une aventure semblable qu’Antoine Laurain nous invite ici en nous offrant une véritable immersion en littérature à travers le tableau fouillé du fonctionnement d’une grande maison d’édition et ses arcanes, avec la passion, les tensions, les doutes et les espoirs, les luttes d’influence et les compromissions qui en font la chair.  Le service des manuscrits est en cela un amoureux hommage à la littérature universelle, vivante et éternelle.

Ce roman tout aussi faussement anodin que faussement policier est celui d’un auteur qui, caché derrière ses masques et sa légèreté, questionne avec profondeur et de façon originale l’écriture romanesque sans jamais se prendre au sérieux. Du bel ouvrage.

Dominique Baillon-Lalande 
(10/02/20)      



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 Antoine  LAURAIN, Le service des manuscrits
Flammarion

(Janvier 2020)
224 pages - 18 €















Antoine Laurain,

né en 1972, a déjà
publié huit romans.



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