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Andrew MEEHAN


À la première étoile

Paris en plein été.  Sur le sol de la cuisine du Gravy, petit restaurant tenu par Sego, une femme repoussante de saleté, affamée et épuisée, gît sur le sol. Elle a des bonbons plein les poches mais n’est plus une enfant. Quand elle revient à elle, la femme à laquelle on pourrait à cet instant donner vingt comme quarante ans, « aussi épaisse qu’un ruban », ne parvient plus à prononcer une phrase complète et ne sait plus rien, ni qui elle est, ni d'où elle vient et comment elle s'est retrouvée là. Seul son accent irlandais pourrait constituer un début d’indice. Après l’avoir remise sur pied, Sego, jeune patronne généreuse, l’embauche dans son resto pour qu’elle reprenne contact avec la vie "normale", la chargeant d’effectuer à son rythme la plonge, le nettoyage et le rangement de la réserve auxquels elle porte un soin obsessionnel et la préparation de certains plats quand elle y manifeste de l’intérêt. Eva qui ne paraît avoir aucune autre attache ou aucun repère dans la capitale se sent comme protégée par l’équipe du Gravy qui l’a prise pour mascotte. Au fil des semaines, à la protection de Sego s’ajoute celle de Daniel, sommelier occasionnel d’origine américaine recruté par cette dernière, qui, tombé sous le charme de cette petite fille cassée, essaye tout en douceur de l’aider à se réconcilier avec le monde extérieur en la sortant dans la capitale après le service. Mais qui est vraiment cette femme étrange et décalée et quel traumatisme a-t-elle subi pour que dans le disque dur de sa mémoire tout soit ainsi effacé, sauf l’angoisse ingérable qui l’envahit soudain sans raison apparente et ces migraines épouvantables qui l’anéantissent ?    

Un jour, au sortir d’une boulangerie réputée du onzième arrondissement où Daniel l’accompagne, elle croit reconnaître un ancien amant qu’elle nomme en référence au T-Shirt qu’il porte « Aigle dans le dos ». Le semblant d’apaisement et d’équilibre acquis au fil des semaines au Gravy n’y résiste pas et la plongeuse irlandaise se lance tête baissée à la recherche de cet homme dont elle sent intimement qu'il détient la clé de son passé. Elle retrouve ainsi son prénom et son adresse. Lors d’une soirée d’anniversaire organisée par Sego où malade elle se réfugie dans la salle de bain, Eva trouve dans un placard un journal intime écrit de sa main datant d’avant sa perte de mémoire. Elle y trouve de nombreuses traces d'une relation passionnelle et houleuse avec un certain Jérôme, un homme marié qui alors la fascinait. Jérôme et Aigle dans le dos, bien sûr ne font qu’un. Elle décide donc de surveiller son appartement et de le prendre toute la journée en filature. Un travail à temps complet qui lui fait abandonner son emploi, se retrouver à dormir dans un local à poubelles et vivre des situations cocasses, absurdes parfois et souvent tragi-comiques. Cette quête qui finit par tourner à l’obsession et qui la pousse à ce qui pourrait ressembler à du harcèlement, fait surgir de sa mémoire quelques images imprécises et sans liens dont un certain accident qui pourrait expliquer son trauma. Mais, au fur et à mesure de l’avancement de cette enquête désordonnée et des remontées fortuites de souvenirs qui en découlent, Eva finit par s’interroger : n’y aurait-il pas un moyen pour ne retrouver que les bons souvenir et laisser dans l’ombre ceux qui risqueraient de la faire souffrir et qu’elle préférerait voir se dissoudre définitivement dans l’oubli ? La réponse du psychanalyste qui la suit de loin à la demande de Sego, ne lui laisse aucun espoir : « C’est une idée magnifique mais vous ne pouvez choisir ». Dommage.

Après que Sego l’ait retrouvée pour la deuxième fois devant le Gravy dans un état pitoyable suite à l’agression d’une SDF dont elle avait squatté les cartons, elle réintègre le resto, se requinque et accepte la proposition de Daniel qui invite patronne et collègue à partager ses vacances dans une propriété familiale sur l’île de Ré. Ce sera pour Eva l’occasion de découvrir lors de ce séjour de rêve que Sego de son côté et Daniel de l’autre, sans se l’être dit mutuellement, en savent bien plus sur son passé qu’elle-même....

                   Ce qui fait toute la grâce de ce livre ce n’est pas seulement la quête de l’héroïne à la recherche de son passé, même si à partir de ce scénario assez classique l’auteur s’y entend fort bien pour maintenir la tension nécessaire en usant des fausses pistes et distillant au compte-gouttes les renseignements de manière à ferrer son lecteur comme un poisson, ni l’histoire d’amour passée avec un partenaire peu respectueux et peu glorieux, ni la vie de ce resto sympathique à la patronne attachante mais plus secrète qu’on ne le croirait, ni le décor parisien somme toute assez convenu de ce récit, ni la confrontation de milieux sociaux contrastés, du monde des SDF à celui international et très aisé dont Daniel et elle sont issus, décrits à gros traits de façon assez caricaturale, mais le personnage même d’Eva et l’écriture singulière du romancier.

Eva est belle, pleine d’humour, fantasque et imprévisible, passionnée, perfectionniste, d’une franchise directe peu en accord avec les codes sociaux et tout cela la rend attendrissante, décalée et drôle. Mais, étonnamment résistante bien que dotée d’une personnalité fragile (folle ou autiste se demande parfois Daniel) elle est aussi confuse, angoissée, maladroite, handicapée par une inaptitude à comprendre et à vivre sereinement sa relation aux autres et à s’exprimer clairement.

C’est là qu’avec une remarquable efficacité la forme littéraire employée par Andrew Meehan pour écrire ce roman, donner vie à Eva et raconter son histoire intervient. Le choix d’une construction par fragments, décousue ou trouée comme la mémoire de la jeune femme, utilisée par l’auteur pour nourrir le jeu de piste de la narration de l’héroïne, des extraits de son ancien journal et des récits de ses amis, permet de ne jamais lever complètement le voile sur le vécu d’Eva de façon à lui laisser sa part de mystère. Cela contribue aussi à l’atmosphère de désordre, d’errance et d’étrangeté qui nimbe l’ensemble du roman et ses personnages et en renforce la tension. L’écrivain poussera même l’exercice jusqu’à mettre le point final à son livre en laissant en suspens certaines des inconnues qu’il y a introduites, précipitant son lecteur par un transfert peu habituel dans le trouble et la confusion de son héroïne, nous laissant, comme elle l’est sur plus de trois cents pages, déconcertés et condamnés à inventer notre réponse personnelle aux énigmes non résolues.
De même la fantaisie verbale dont Andrew Meehan pare une Eva fâchée avec la syntaxe, usant d’un  langage particulièrement inventif, tant par rapport au vocabulaire qu’aux expressions (un mélange d’irlandais et de français ?), ajoute à l’ensemble une touche ludique, créative et jubilatoire, qui , en plus de traduire finement le décalage et les fuites personnelles de l’héroïne face à la réalité qui l’angoisse, transforme cette sombre histoire d’amnésie qui aurait pu sombrer dans le pathos en un jeu d’imagination quasi enfantin, un des derniers subterfuges peut-être avant qu’Eva bloquée au seuil de l’âge adulte accepte enfin de le franchir. Un travail de haut vol pour la traductrice Élisabeth Peellaert qui a excellé dans cet exercice assurément complexe et singulier pour notre plus grand plaisir.   

Il est donc difficile de rester insensible à ce premier roman audacieux et inventif, positionné à la croisée des genres et littéralement habité par une figure de jeune femme hors de toute norme.  À la première étoile présage sans aucun doute un écrivain plein de ressources qui devrait encore nous surprendre.

Dominique Baillon-Lalande 
(08/12/20)    



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Lectures








Joëlle Losfeld

(Juin 2020)
320 pages - 22 €



Traduit de l'anglais
(Irlande)
par Élisabeth Peellaert












Andrew Meehan

À la première étoile
est son premier roman