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Ottessa MOSHFEGH


Nostalgie d’un autre monde


Ces quatorze nouvelles rassemblées dans Nostalgie d’un autre monde s’appuient indifféremment sur un narrateur masculin ou féminin et expriment majoritairement l’incommunicabilité, les fantasmes et frustrations pesant sur toute relation humaine et plus particulièrement sur le couple, qu’il soit établi, occasionnel ou seulement espéré.
On ne trouvera ici assurément ni princes ni princesses, l’auteure ayant choisi avec un plaisir perceptible de mettre en mouvement des protagonistes que Reiser aurait catalogué de « sales, moches, bêtes et méchants », avec des problèmes de peau, de poids, de dents ou de pilosité, dans une déclinaison féminine et masculine assez égalitaire. « Son nez était plat et large avec des petits boutons autour des narines. » « Elle avait des dents jaunes et rabougries [...] Sa poitrine était forte et donnait l’impression qu’elle s’affaisserait et se répandrait partout si elle n’était pas maintenue par un soutien-gorge. » (Malibu)
Pour couronner le tout, tous ou presque sont des ratés. Ils sont seuls, endettés, au chômage, ruinés, retraités sans pensions ou peinent à survivre de leur travail comme ces enseignants, narrateurs de trois des nouvelles, qui illustrent durement le manque de valorisation sociale et salariale subi par cette profession aux USA comme la paupérisation galopante d’une bonne part de la population. « C’était une maison en crépi blanc, style ranch. Derrière, il y avait une piscine déliquescente, couverte de taches de rouille et pleine de carcasses d’écureuils tombés là-dedans et morts de faim. » (Ici, il ne se passe jamais rien)
Bref, ce sont des losers qui mènent une vie sordide et sont enfermés dans une logique de survie étriquée qui les étouffent, des abonnés à l’échec dans une société où tout est jugé à l’aune de la compétition et la réussite financière. « Il suffisait de les voir – les taches de soda au raisin sur les tee-shirts des jeunes, les cheveux mal décolorés, les mauvaises dents – pour comprendre que les habitants d’Alma étaient pauvres. » (Alma)
Conséquemment tous ont une piètre idée d’eux-mêmes, de leurs proches et de ceux qu’ils croisent ou rencontrent. Et quand ils osent parfois se dire, seules « des confessions minables et bêtement sincères » parviennent à franchir la barrière de leurs lèvres. « Je n’étais encore jamais sortie avec un petit. L’idée me traversa l’esprit : peut-être que je suis en train d’apprendre l’humilité. » (Les branques)
Le champ est dès lors libre pour qu’avec un cynisme particulièrement cru, l’auteure leur règle leurs comptes avec férocité : « Parfois j’ai l’impression de l’avoir à peine connue ma pauvre femme, [...]  jusqu’à ce qu’elle meure, je ne savais pas à ce point que je l’aimais si peu. » (Pas un endroit pour les gens bien)
« Le jour où il l’avait amené pour Thanksgiving, j’avais pris MJ entre quatre yeux : Est-ce que tu profites de ce que Carrie Mary est une handicapée mentale pour abuser d’elle ? » (Une route sombre et sinueuse)
Le plus étonnant reste l’opiniâtreté des victimes à se battre dont on ne sait si elle relève de l’énergie du désespoir, de l’aveuglement stupide ou de leur conformité au modèle social dominant.

L’homme évolue ici en milieu hostile, le rêve américain a du plomb dans l’aile et, on l’aura compris, la bienveillance et l’optimisme n’appartiennent pas au registre choisi ici par Ottessa Moshfegh. Ces personnages désespérément solitaires qui assemblés forment une cour des miracles assez effrayante, en racontent plus ici sur la sauvagerie du monde que sur eux-mêmes. Ils sont les couleurs choisies par l’artiste pour peindre le tableau sans complaisance d’une société courant à sa perte, injuste et violente, ou l’accumulation des déchets fait écho à la prolifération des drogues, où l'obésité, la malbouffe vont de pair avec l'hyperconsommation, la dépression avec la pauvreté. Pour la joie ou le bonheur, le dernier train a quitté le quai il y a longtemps. 

Parmi ces récits en équilibre entre réalisme et satire, certains pourraient s’apparenter au conte. Des contes philosophiques modernes, cruels, monstrueux, tragiques, et fort probablement interdits aux mineurs pour connotations sexuelles explicites et images pouvant choquer leur sensibilité. La dernière nouvelle, La salle fermée, se singularise dans ce sens par l’absurdité des situations et le décalage avec le réel dans lesquels elle ancre son intrigue y ajoutant un effet comique peu utilisé dans l’ensemble du recueil. Mais Ottessa Moshfegh n’est pas l’auteure du divertissement et du plaisir. C’est la perte des repères, le vide, la pauvreté, le mal-être qu’elle stigmatise dans ses nouvelles et si on peut ressentir à cette lecture alternativement dégoût et gêne, il n’en reste pas moins que la jeune auteure y fait preuve de talent pour créer un univers dont la violence n’est ni complaisante ni gratuite mais significative des dysfonctionnements sociaux et sociétaux qu’elle dénonce, agençant ces divers éléments avec une force, un talent littéraire et une audace telle que le lecteur en ressort absolument fasciné.

L’auteure de Nostalgie d’un autre monde n’est pas bien-pensante, elle est féroce et singulière et en cela s’inscrit dans la lignée du Goya des Grotesques ou des caricaturistes de la presse écrite. Si des écrivains contemporains ont aussi utilisé ce subterfuge pour fustiger un homme politique ou un travers sociétal, c’était le plus souvent avec humour et travestissement, comme l’a fait à plusieurs reprises Patrick Rambaud. Ottessa Moshfegh se démarque de ses confrères pour adopter un positionnement radical, plus proche du dessin satirique de presse, ne craignant ni le malaise, ni la cruauté, déterminée à foncer dans le tas avec son bazooka sans la moindre hésitation.  
Si Nostalgie d’un autre monde peut s’avérer dérangeant par ses excès et si ce recueil est à déconseiller aux âmes sensibles, à l’heure du procès des auteurs de l’attentat ayant touché Charlie Hebdo où défenseurs de la liberté d’expression et partisans de l’apaisement au prix d’une auto-censure consensuelle s’affrontent, cette jeune auteure de talent provocatrice en diable et aussi violente avec ses mots que les dessinateurs avec leurs crayons, mérite lecture pour que chacun puisse se faire son propre avis sur ce recueil aussi surprenant et décalé que brillant et talentueux. 

Dominique Baillon-Lalande 
(01/10/20)    



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Lectures







Ottessa MOSHFEGH, Nostalgie d’un autre  monde
Fayard

(Août 2020)
324 pages - 21,50 €

Version numérique
14,99 €


Traduit de l’anglais
(États-Unis)
par Clément Baude















Ottessa Moshfegh,
née en 1981 à Boston
d'un père iranien
et d'une mère croate,
tous deux musiciens,
a aussi publié trois romans dont deux ont déjà paru chez Fayard.



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