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Karina SAINZ BORGO

La fille de l’Espagnole


 À Caracas il y a une petite vingtaine d’années, la mère d’Adelaida Falcón vient de mourir à l’hôpital d’un cancer. La ville est en train de sombrer dans la guerre civile et organiser un enterrement dans un tel chaos est un épuisant tour de force. C’est quasi seule qu’Adelaida enterrera au cimetière niché sur la colline, cette mère issue d’un couple espagnol par le père et métisse du côté de la mère, qui l’a élevée toute seule. Clara et Amelia, les sœurs de la défunte demeurant à Ocumare, berceau familial à plus de trois heures de route de la capitale, n’ont pu se déplacer à quatre-vingts ans dans un tel climat d’insécurité.
Adelaidagarde un souvenir ému de son enfance et de son école privée religieuse. « J’ai grandi entourée de filles d’immigrants. Des fillettes à la peau foncée et aux yeux clairs, l’aboutissement de siècles de secrets d’alcôve dans ce pays métis et étonnant. Éclatant de psychopathies. Prodigue en beauté et en violence. » La jeune femme devenue correctrice de presse après ses études de lettres, amoureuse à ses vingt-neuf ans d’un journaliste politique de quinze ans de plus qu’elle dont elle apprit l’assassinat par le journal une semaine avant la date de leur mariage, n’avait donc jamais quitté l’appartement familial ni sa mère avec laquelle elle avait une relation fusionnelle. « Nous n’attendions rien de personne, nous nous suffisions l’une à l’autre. » C’est donc effondrée qu’après la cérémonie, mais avant la tombée de la nuit, elle regagne leur appartement : « Être dans les rues à six heures du soir était une façon stupide de soumettre son existence à la roulette russe. » Le choc est rude : « Ce jour-là, je suis devenue ma seule et unique famille. »
Lors d’une visite à une assistante sociale qui l’avait aidée lors de la maladie de sa mère et maintenant hospitalisée suite à un tabassage en règle, Adelaida qui ne peut voir la blessée laisse en cadeau à ses filles présentes les deux boîtes d’antibiotiques achetées au marché noir et non encore utilisées. Un épisode qui illustre bien que si « avec la faim, la longue liste des haines et des peurs s’est allongée. Nous nous sommes découvert capables de souhaiter du mal à l’innocent comme au bourreau à la fois », certains réflexes desolidarité persistent encore.
Un peu plus tard, au retour de la boulangerie, elle retrouve son appartement réquisitionné au nom de la Révolution par la patrouille féminine de la milice civile du commando d’occupation des domiciles pour héberger son trafic de marchandises. « Les femmes agissaient à visage découvert montrant leur denture de chiens féroces. (…) Elles frappaient avec le poing fermé. (…) Que recevaient-elles en échange de ce travail à temps complet qui consistait à écraser des têtes comme si c’étaient des pastèques ? » Les protestations de la jeune propriétaire ne lui valent qu’insultes et coups de crosse et c’est dépouillée de ses affaires, blessée et évanouie, qu’elle est discrètement récupérée par une voisine des étages supérieurs qui, ayant assisté de loin à la scène, lui donne les soins qui s’imposent. « Le monde, tel que je le connaissais, avait commencé à s'effondrer. » Refusant l’offre d’hébergement pour la nuit de sa bienfaitrice afin de ne pas la compromettre, intriguée depuis plusieurs jours par le silence de l’appartement situé en face du sien, elle s’arrête au cinquième étage. La serrure apparemment n’a pas été fracturée. La porte mal fermée s’ouvre toute seule sur une table encore dressée pour le repas et un corps inanimé au sol. C’est celui d’Aurora Peralta, la propriétaire un peu plus âgée qu’elle, surnommée « la fille de l’Espagnole ». Une opportunité de refuge inespérée si, pour éviter d'être inculpée de meurtre, elle parvient à se débarrasser du cadavre incognito. Aurora avait toujours vécu ici, élevée par une jeune veuve, venue de Galicie avec sa fille de deux ans, qui grâce à ses talents de cuisinière et son travail acharné avait rapidement ouvert son propre restaurant dans le quartier des immigrés, leur permettant ainsi de vivre confortablement. Aurora y était restée seule les six dernières années après le décès de sa mère.Terrée dans cette cachette où elle se fait discrète et n’allume jamais la lumière, tandis que les manifestations, les émeutes et les affrontement entre les Fils de la Révolution, mélange de militaires, de délinquants, de prisonniers libérés et de guérilleros n’agissant pas directement pour l’état mais bénéficiant de son soutien,  et les forces d’opposition, s’intensifient sous ses fenêtres, Adelaida, qui s’est approprié les affaires de la victime, découvre à travers les objets, photos et documents, la vie de cette voisine à qui elle n'avait jamais prêté attention. « Si petite c’était une enfant effacée, en grandissant elle n’avait pas non plus réussi à réunir les qualités nécessaires pour s’imposer. Elle donnait l’impression d’habiter une frontière perpétuelle : ni vénézuélienne ni espagnole, ni jolie ni laide, ni jeune ni vieille. »
Au fil de ses découvertes, en elle, une idée s’insinue : « Il fallait que je fasse quelque chose avec le joker que la mort d'Aurora avait placé sur mon chemin. » Une nuit, dans la pénombre, dans les odeurs de gaz lacrymogène, les cris, l’explosion des grenades et les rafales de tirs, Adelaida prend sa décision : « Je pouvais, pourquoi pas, me faire passer pour elle. Je pouvais essayer. » « Les choses sont ce qu’elles sont. Je devais survivre. »

Ceci n’est pas un roman historique mais un roman d’amour et de mort. Ce n’est pas aux événements et aux forces en présence qu’il s’attache mais, raconté de l’intérieur à la première personne par Adelaida, vingt-neuf ans, solitaire et perdue, c’est un récit allégorique de l’effondrement d’un pays à l’histoire mouvementée, ravagé par la faim et une guerre civile, en parallèle à celui de l’héroïne terrassée par le décès de sa mère qui nous est rapporté. L’auteur ne fait pas non plus d’analyse politique du Venezuela de la fin du XXe et du début du XXIe siècles dans lequel elle positionne son roman. De son pays, ce qu’elle nous dit avant tout c’est l’extrême violence, les luttes internes, la corruption, l’économie qui s’effondre, le chaos, la faim. « Nous avons vu la manière dont les choses se sont mises à changer : les dévaluations, les manifestations et les dissensions ont progressivement été étouffées, d’abord par le vacarme révolutionnaire, ensuite par la violence systématique. Nous avions vécu les meilleures années du "Commandante" puis la lente ascension de ses successeurs ; nous avons connu les premières versions des Fils de la Révolution puis le Corps motorisé de la patrie. Nous avons vu le pays basculer dans l’horreur. » « J’ai commencé à détester le lieu dans lequel j’étais née. »

Le sentiment dominant exprimé ici face à ce double effondrement personnel et national est celui de la peur : « Un mélange de mépris et de peur me séparait de ce pays. »  « La peur a eu raison de moi. (…) Je n’ai jamais été aussi vaillante que toi. C’est pour ça que dans cette nouvelle guerre ta fille appartient à deux camps en même temps : je fais partie de ceux qui traquent et de ceux qui se taisent. De ceux qui protègent leurs biens et de ceux qui volent en silence ce qui appartient aux autres. »
Difficile pour Adelaida, seule pour la première fois de sa vie, peu préparée par l’éducation protégée donnée par une mère aimante, appartenant à une société aisée, cultivée et devenue institutrice mais issue d’une famille traditionaliste vivant dans un village rural figé dans le temps, formée dans une école privée et religieuse, de ne pas partager les inquiétudes voire les rejets de sa mère face aux mutations qui s’opèrent. « J’ai toujours éprouvé une secrète fierté face à ta décision de ne pas vivre dans ton village. (…) J’aimais que tu méprises la superstition et la grossièreté. Que tu lises et que tu apprennes aux autres à le faire. Tu ressemblais, maman, au pays auquel j’ai toujours cru. Celui des musées et des théâtres où tu m’emmenais. Celui des gens qui soignaient leur tenue et leurs manières. Tu détestais les excès. Mais les choses ont changé. Maintenant tout nous submerge : la crasse, la peur, la poussière, la mort et la faim. » adresse comme dernier hommage à sa mère la jeune correctrice devant la tombe.
On retrouve ainsi chez l’héroïne une certaine nostalgie de ce temps béni de l’enfance avec sa mère mais aussi celle d’une époque qui lui paraît avoir été plus douce, moins minée par les dangers. Et le décalage qui se produit parfois entre les scènes d’émeutes au pied de l’immeuble et les survivances de la « bonne éducation » chez la jeune femme – « même si les circonstances avaient fait de moi une hyène, j’avais encore tout de même le droit de ne pas me comporter comme tel. On peut manger de la charogne avec une fourchette et un couteau. » – traduit de façon forte l’incompréhension et la vulnérabilité de l’héroïne quand elle se trouve confrontée au dragon de la milice civile. On en tremblerait presque pour elle.
C’est de fait elle qui est vraiment au centre du livre. Non seulement dans son deuil elle se fait chambre d’écho des tumultes qui agitent le pays mais l’immeuble où elle habite occupe une position stratégique au cœur des violences de rues. C’est donc par son seul intermédiaire que la guerre civile nous est narrée en direct lors des scènes affreuses auxquelles elle assiste de sa fenêtre ou de celles que les hurlements de la cheffe de la milice féminine dans l’immeuble lui permettent de reconstituer. Cette restitution loin d’être journalistique est personnelle et sensible augmentée de la charge des angoisses et de la peur qui oppressent la femme cloîtrée incognito dans son appartement d’emprunt au point d’imaginer sa rocambolesque fuite pour la survie. « Le monde réel était dans la rue et il s’imposait avec une force absurde. Le quotidien consistait désormais à regarder, à garder le silence pendant que d’autres étaient conduits en prison ou à la mort. Nous étions encore vivants. Pétrifiés comme des statues mais vivants. » 

Trois autres personnages ont un rôle déterminant dans le roman par l’interaction qu’ils ont ou ont eue, directement ou non, sur l’histoire d’Adelaida. « La maréchale », cheffe de « cette armée de misère et de violence qui s’abattait sur la ville » occupant son appartement comme lieu de stockage, symbole même de la grossièreté, la violence, la haine et le danger imminent pour la rédactrice expulsée, qui exerce tout au long du roman, même en son absence, une insupportable pression. Elle incarne, autant qu’elle l’entretient, la terreur de l’héroïne. La fin tragique de Francisco, le fiancé journaliste assassiné de façon particulièrement barbare pour une photo, a aussi pesé fort sur le destin d’Adelaida. C’est un épisode ayant fait naître chez elle non seulement la peur mais aussi de la répulsion pour la politique. La brutalité du choc ressenti l’ayant amené fort logiquement à se replier dans l’amour de sa mère pour parvenir non à oublier mais à dépasser son chagrin, il paraît probable que cela aura accentué son isolement tout autant que la maladie maternelle survenue ensuite. Cela fait donc du fiancé un facteur de solitude or celle-ci est sans aucun doute une des fragilités de l’héroïne. Pour finir il y a Aurora Peralta. Un personnage-clé à plusieurs égards. Tout d’abord parce qu’il permet à Karina Sainz Borgo d’aborder son pays sous l’angle des immigrations successives qui l’ont fait et, par conséquence, d’aborder plus généralement à partir d’exemples concrets le métissage et l’exil qui « fait mal comme un bras amputé ». Ces deux sujets offrent aux lecteurs les plus émouvantes et plus belles pages du livre. « Je suis née et j’ai grandi dans un pays qui a accueilli des hommes et des femmes venus d’une autre patrie. Des couturiers, des boulangers, des maçons, des plombiers, des maraîchers, des commerçants (…) qui sont partis chercher au bout du monde un endroit pour refaire leur vie. » « Des hommes et des femmes avaient débarqué à Caracas depuis Santiago, Madrid, les Canaries, Barcelone, Séville, Naples, Berlin... On les avait oubliés dans leur pays et ils vivaient maintenant parmi nous. (…) L’addition des rives qui sont séparées par une mer. » La "fille de l’Espagnole" outre l’importance que cette presque inconnue jouera dans la suite des événements pour Adelaida introduit aussi un nouveau sujet en corrélation avec le précédent, la question de l’identité. Et, créant en cela un étrange équilibre, le sujet abordé ici par le truchement de l’usurpation d’identité, est traité sous la forme d’une enquête méthodique et plus mentale que sensible.     
        
La fille de l’Espagnole est une fiction tendue, captivante, qui sonne juste, met tous les sens en éveil et, dans un contexte pourtant éminemment dramatique de guerre civile et de deuil, parvient à partager avec autant de talent les lumineux souvenirs d’enfance et l’horreur des affrontements, en nous laissant l’espoir en cadeau final. Un premier roman saisissant.     

Dominique Baillon-Lalande 
(26/03/20)    



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Gallimard

(Janvier 2020)
240 pages – 20 €



Traduit de l'espagnol par
Stéphanie Decante









Karina Sainz Borgo,
née à Caracas en 1982,
est écrivaine et journaliste.
La fille de l’Espagnole
est son premier roman.