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Robert SEETHALER


Le Champ


Le Champ nous invite à Paulstadt, petite bourgade autrichienne sans signes particuliers, de la moitié à la fin du vingtième siècle. C’est aussi le nom que l’on donne au cimetière en raison de sa situation excentrée dans une ancienne friche agricole qui « ne valait rien pour les bêtes et ferait bien l’affaire pour les morts ». Un vieil homme venu chaque jour s’asseoir là sur un banc sert de medium aux histoires que les voix s’échappant des tombes lui racontent.

En vingt-neuf chapitres à entête du nom de la personne dont la parole s’envole ce jour-là, se dessinent ainsi la population et la vie locale : son maire véreux (une charge récupérée de père en fils sur trois générations), le curé (orphelin à ses quatorze ans saisi de mysticisme puis de folie), le facteur vieillissant, le marchand de primeurs dont le père était venu des terres méditerranéennes avec sa femme, le petit exploitant agricole qui peine à survivre (celui-là même qui possédait le lopin de terre du Champ), le chroniqueur de la feuille de chou locale, l’employée d’un hôtel minable qui arrondit ses fins de mois avec les clients, les habitués du bar, une enseignante timide, un garagiste, une fleuriste rayonnante et célibataire, un agent d’assurance. De certains parfois comme les deux petites vieilles de la maison de retraite, l’alcoolique happé par le goût du jeu, la collectionneuse d’amants, l’enfant des marais, le mari grincheux coincé sous la terre à qui sa femme est venue dire au revoir avant de quitter Paulstadt, l’exilée venue de l’Est avec sa fille qui une fois arrivée à Paulstadt n’a plus eu le courage de repartir, la petite fille jouant aux échecs avec son grand-père, nous n’apprendrons que peu de choses. Si d’aucuns font un résumé de leur vie, de leur enfance, leur jeunesse ou leurs derniers instants, d’autres ne livrent de leur existence qu’un inventaire à la Prévert (mathématique pour Franz Straubein), une anecdote heureuse, un poème, une chanson. L’amour, l’argent, le couple, la solitude ou la guerre sous-tendent la plupart de ces souvenirs.
Parfois la vie extérieure interfère avec l’histoire privée comme dans Martin Reynard avec un accident de voiture, avec la guerre (Stéphanie Stanek) ou l’effondrement du tout nouveau centre commercial (Martha Avenieu).

             De ce livre ne se dégage au final aucune tristesse car c’est la vie plus que la mort qui s’infiltre par les mots, l’intimité et les jours heureux plus que les drames. Le ton du livre y est aussi pour beaucoup. Il peut être enjoué, adopter un tour humoristique, romantique ou poétique mais se défie toujours du pathos. Chez Robert Seethaler, la simplicité et la mesure semblent être de mise.
« Quelqu’un glisse la nouvelle sous ma porte (…) papa est mort. On lit les mots et on ne les comprend pas. Ce n’est pas de la douleur ni de la tristesse, c’est simplement étrange. Le temps semble s’être arrêté, figé en une sorte de gelée autour de laquelle vos pensées bourdonnent comme des mouches épuisées à l’arrière-saison. » (Gerd Ingerland)
« Rien à signaler. La paix à Paulstadt. Un beau jour pour l’éternité. » (Heribert Kraus).
« Je crois que j’ai plus parlé avec le chat qu’avec la plupart des humains. » (K.P.Lindow)
« Je n’ai connu personne vraiment, même pas moi. D’abord j’étais trop jeune. Après j’étais trop fière. Et à la fin trop vieille (…) Au fond je n’entends rien à l’amour et tout ce que je sais de la vie, c’est qu’il faut la vivre. Mais j’ai tout de même une petite idée de ce que c’est que mourir : ça met un terme au désir et, si on se tient tranquille, ça ne fait pas mal du tout. »  (Annelie Lorbeer)
« Il pourrait y avoir la guerre. (…) il y a toujours quelque part un dingue à portée d’un bouton et qui joue avec. Je ne parle pas d’un fou comme le père Hoberg ou Richard Regnier, qu’on trouvait le soir assis dans l’herbe à parler aux oiseaux. Je parle de la vraie folie. De celle qui porte cravate et souliers vernis. D’un type qui se congratule le soir devant le miroir de sa salle de bain, sans pouvoir s’arrêter de rire parce qu’il sait qu’il a encore gagné... » (Herm Leydicke)
« Je sais que si je plonge assez profondément je trouverai le soleil au fond. » (Peter lichtlein)

Mais si le roman, en évoquant ces vies ordinaires, nous renvoie parfois à nous-même c’est aussi notre monde contemporain qui s’y trouve piégé dans le miroir. Une façon pour Robert Seethaler de pointer du doigt avec finesse, presque en creux, le racisme de certains habitants envers la famille de Navid Al-Barki, l’appropriation du pouvoir et la corruption chez les politiques à travers le personnage de Heiner Joseph Landmann, les difficultés rencontrées par les exploitants agricoles comme Karl Jonas mais aussi de rappeler avec Stéphanie Stanek le tandem souffrances/espoir de tous ceux qui fuient la guerre ou la misère dans l’exil.
 
Dans ce roman choral fragmenté, à fur et à mesure que les pièces du puzzle s’imbriquent, le naturel qui s’affirme dit l’humanité et l’authenticité se glisse derrière la parole des morts, les formules, les images et les mots, dans les silences et les souffles. Du ressenti de chaque figure – attendrissement, regret ou colère – l’écrivain fait faire jaillir l’émotion, sait sous le collectif laisser entrevoir avec pudeur l’intimité et parvient en quelques pages à créer une empathie entre le lecteur et les personnages.
Celui-ci ne peut dès lors qu’être sensible à ce tableau pluriel d’une communauté riche de sa diversité qu’une construction, par l’articulation de récits indépendants unis par des liens forts ou plus ténus comme dans un roman par nouvelles, rend dynamique et qu’une écriture aussi apparemment simple que travaillée porte magistralement. La subtilité, la justesse du regard et le respect de l’altérité qui se dégagent de cette exploration en profondeur de l’humain, font de ce livre une parfaite réussite à découvrir absolument.

Dominique Baillon-Lalande 
(24/01/20)      



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Lectures








Sabine Wespieser

(Janvier 2020)
280 pages - 21 €



Folio

(Janvier 2022)
256 pages - 8,20 €


Traduit de l'allemand
(Autriche)
par Élisabeth Landes














Robert Seethaler,

né en 1966, également acteur et scénariste, vit à Vienne et Berlin. Le Champ est son troisième roman traduit en français.


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