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Francesca SERRA

Elle a menti pour les ailes


Garance,15 ans, vit avec sa mère, un professeur de danse classique exigeant, à Llarène, une petite station balnéaire envahie en haute saison et désertée le reste de l’année. Si elle obtient de bons résultats scolaires et brille chaque année dans son solo au spectacle de danse, l’entrée au lycée pousse l’adolescente protégée à s’émanciper de l’emprise maternelle et à s’affirmer. Garance, pour son malheur et sans en avoir vraiment conscience, est singulièrement mais exceptionnellement belle. Elle s’éloigne de Souad, la meilleure amie avec laquelle elle partage la danse, la classe et les loisirs depuis l’école primaire, car, apparemment satisfaite de sa petite vie sage, disciplinée, studieuse, celle-ci ne partage pas son désir de quitter l’enfance. L’occasion de s’affranchir pourrait lui être donné par l’étape régionale à Llarène du concours de beauté Elite Model. C’est dans le même temps que l’élève de seconde est invitée sur Facebook par Maud, l’influenceuse des terminales admirée et enviée de tous, à la grande fête qu’elle organise chaque année dans sa superbe maison pour une soirée folle d’Halloween mémorable pour les heureux qui y participent et mythique pour ceux qui ne peuvent que se contenter d’en rêver. Si Garance est surprise de cette invitation lancée par la star du lycée qui ne la connaît pas, c’est surtout pour revoir Vincent, ce beau garçon plein d’assurance qui avait fait battre son cœur il y a deux ans à la sortie de son cours de danse, alors qu’en riant il lui avait donné rendez-vous quand elle aurait l’âge de fréquenter les garçons, que Garance, connaissant comme tout le monde les liens unissant le beau gosse à l’organisatrice, décidera d’y aller. Ce sera sa première cachotterie et son premier mensonge important à sa mère, sa première trahison aussi envers Souad. Revoir le prince charmant de son enfance l’a ferrée totalement et la gentillesse de Maud, Salomé, Grégoire et Yvan, l’ami de Vincent qui lui ne suit pas d’études universitaires à Grenoble mais a quitté le lycée sans bac pour travailler avec son père, l’ébranle. La bande unie par de vraies ou fausses confidences, des rires et des médisances, l’accepte avec une apparente bienveillance. Elle s’empare de leurs codes et accepte de suivre les rituels d’initiation implicites à son intronisation. Pour s’ancrer totalement dans cette communauté qui lui fait l’honneur, à elle la benjamine, de l’intégrer, elle s’applique avec zèle, ferveur et aveuglement à ne pas se laisser distancer quant aux réseaux et au virtuel (selfies postés chaque jours sur Instagram, likes en rafale sur Facebook, tweeter plus vite que son ombre et à chaque instant) et à se mettre à l’unisson de ces après-midi léthargiques où, séchant les cours, ils partagent alcool, images, musique et ébats sexuels.
Pendant ce temps le prestigieux concours de beauté débarquant dans la région, souffle espoirs et jalousies dans la tête des jeunes filles de la ville. Happée par une machine dont elle ne connaît pas les rouages, coupée de son propre choix de son ancien monde, Garance qui ne maîtrise plus rien se dirige inconsciemment mais inexorablement vers sa perte, satisfaite et certaine d’avoir intégré le vrai monde des adultes et de multiplier ainsi ses chances de faire oublier au beau Vincent leurs trois ans de différence. L’adolescente devenue brutalement femme parviendra-t-elle à se débarrasser sans dommage de cette emprise dangereuse ? Réussira-t-elle seulement à échapper au piège qu’elle ne soupçonne même pas et qui pourrait lui faire tout perdre d’un seul coup voire de la détruire ? Quelques mois plus tard, après qu’une vidéo privée à caractère sexuel la concernant a circulé sur les réseaux sociaux la livrant au harcèlement virtuel et réel du lycée, Garance disparaît brutalement. Un vieux commissaire et sa jeune assistante plus au fait des réseaux sociaux et du numérique en général mènent l’enquête. 

  Ce roman nous parle d’adolescents qui tournent en rond dans le milieu bourgeois étriqué d’une petite station balnéaire, à travers le récit d’initiation de Garance appartenant aux milléniaux, aussi appelés « génération Z », nés en 2000. Garance, hyper-protégée par une mère aimante mais incarnant des principes devenus obsolètes, est une adolescente de quinze ans, pleine d’envies mais naïve et non-avertie, dont la personnalité est encore peu affirmée. Sa beauté dont elle n’est pas vraiment consciente mais qui déclenche jalousie et rivalité chez les autres filles, son impatience de grandir doublée d’une recherche de tuteurs à ses yeux déjà adultes et plus en adéquation avec son époque, ses rêves amoureux pour l’un d’entre eux, l’entraîneront vers un territoire dont elle n’a pas les codes avant même que la toute-puissance des réseaux sociaux méchamment s’en mêle. Ce roman plus sombre que son amorce ne le laisserait penser sera sous les apparences d’un récit d’initiation, celui de sept mois de manipulation de la fragile Garance. Depuis longtemps les intrigues, les mises à l’écart et la cruauté des jeunes dans la cour ne sont plus à prouver. Malgré leurs différences, la génération des ados hyper-connectés de la génération Z ressemble à celles qui l’ont précédée. Elle est minée par le spleen et attirée par le vide mais prête aux expériences en tout genre pour fuir l’ennui, se veut rebelle à toute contrainte familiale et sociétale mais se soumet avec bonheur aux règles du clan qu’elle s’est choisi. Entre quête de sens et vertige de la découverte, chaleur affective de la communauté et compétition permanente, Francesca Serra peint la révolte existentielle de ces adolescents repoussant sans cesse les limites pour s’affirmer. Seuls les individualités font la différence. Si Garance, trop couvée et sortant à peine de l’enfance, s’avère une victime faible, influençable et d’un incroyable aveuglement, Maud et Salomé, livrée à elles-mêmes depuis longtemps, se révèlent des manipulatrices assez armées pour se défendre et, à l’occasion, attaquer.

Mais la mutation entre avant et maintenant c’est l’effet démultiplicateur des réseaux sociaux. « Il suffit d'un pouce levé pour échapper à l'oubli, pour empêcher les autres de faire abstraction de vous. Un like affirme votre présence au monde. » Solène, dite « la baleine », victime depuis toujours d’une stigmatisation pour son physique, a su échapper par le haut à la curée en utilisant les réseaux sociaux à son profit. Ayant réussi à transformer sa souffrance en rage, s’appuyant sur l’autodérision et l’humour pour passer de son cas à une lutte idéologique contre les préjugés, ses propos et ses actions sont aujourd’hui suivis et soutenus par l’importante communauté virtuelle qu’elle a initiée sur les réseaux sociaux. Elle a menti pour les ailes dépasse alors le classique récit d’adolescence et d’initiation pour basculer dans l’analyse sociétale de la révolution numérique. « La grande Histoire ne sera plus jamais écrite par les vainqueurs, mais consignée, seconde après seconde, par le peuple d'internet, il est simultanément devenu possible à chaque individu d'écrire sa propre petite histoire en temps réel ! Quand bien même votre existence entière n'aurait jamais le moindre impact sur la science, la médecine, les arts ou le moindre intérêt pour quiconque, tout ce que vous êtes, tout ce que vous faites semblant d'être, mérite désormais d'être consigné dans la mémoire mémorielle mondiale. » Du web anonyme aux réseaux sociaux, les ados se mettent en scène, multiplient les images et vivent par procuration à travers elles, au quotidien. « Qui a encore besoin des stars pour fantasmer ? N'importe quelle influenceuse YouTube fait le job. Parce que c'est nous les images maintenant ! La télé, on n'était pas dedans : internet, on est passés de l'autre côté. » Il s’agit pour chacun d’obtenir le plus de likes sur Instagram, de retweets, de questions sur Ask et de vues sur Snapchat pour être enfin quelqu’un.  
Francesca Serra, qui s’est beaucoup documentée et a suivi de près Tweeter et réseaux sociaux plusieurs mois durant, a élaboré à partir de sa collecte de messages représentatifs et significatifs une galerie de portraits proches, justes, quasi anthropologiques et particulièrement révélateurs de cette génération vue de l’intérieur. Bien qu’éprouvant une certaine fascination pour le phénomène social de la communication numérique et ses rouages, l’exploration en profondeur qu’en a fait l’auteure l’amène, sans effet de diabolisation ou recours à des notions morales mais sans angélisme à pointer du doigt les dérives et dangers que peut constituer la pratique impulsive et naïve des réseaux sociaux. Sans que les jeunes en soient toujours conscients, l’identité et l’image fabriquées finissent chez certains par se substituer à la réalité. Chez tous, le jeu d’évaluation permanente fait peser une forte pression, induit une logique malsaine de compétition et une grave dépendance à l’avis et au jugement des autres. L’impossibilité d’effacer messages ou photos déjà stockés qui peut avoir un effet boomerang des années plus tard, et l’anonymat, source potentielle de dérives en tout genre de l’exhibitionnisme à la délation pouvant aller jusqu’au harcèlement voire au lynchage collectif, par le  sentiment d’impunité qui s’y rattache, s’ajoutent aussi à la liste. Le pire comme le meilleur trouve sur Internet un terreau extrêmement favorable à son expression et sa prospérité mais la conscience des dommages que peuvent produire les réseaux sociaux, particulièrement chez cette génération Z qui les a toujours connus et ne s’envisage pas sans, devrait conduire chacun à en faire un usage plus précautionneux et plus éthique afin d’éviter d’en faire une arme de destruction des individus. C’est en cela une alerte très précieuse et à travers son roman, Francesca Serra lance en direction des jeunes et de leurs parents, un appel fort à la vigilance.

La construction de ce premier roman alterne d’octobre 2015 à mai 2016 de façon non chronologique entre vie quotidienne de Garance, enquête de police sur sa disparition, vie de la petite communauté gravitant autour de Maud et épisodes au lycée entrecoupés par de multiples digressions et par la transcription des messages laissés par les différents protagonistes sur les réseaux sociaux. Le style est à l’unisson : à côté de monologues intérieurs, du récit pas à pas des recherches policières et d’une description lyrique d’une forêt dans la dernière partie, Francesca Serra a choisi pour parler de cette génération Z d’en adopter totalement le langage. Elle le fait de façon hyperréaliste, non en usant d’un parler « jeune » reconstitué mais en rapportant à l’état brut les messages quotidiens pianotés sur leur téléphone portable par les adolescents qui apportent une note de naturel, de spontanéité au roman. Cela permet aussi au lecteur (même si pour les non-initiés aux réseaux sociaux l’exercice demande des efforts et un temps d’immersion pour décryptage) de mieux appréhender les personnages et d’y pressentir ce qui en secret se trame derrière le dos de l’héroïne. Ces ruptures de style entre un narratif classique et finement travaillé et la reproduction des commentaires Instagram et des dialogues de messagerie instantanée des protagonistes qui impriment un rythme vif au roman, nous renvoient aussi aux pratiques rapides, superficielles et déstructurées du clan.  

Entre variations, surprises, fausses pistes, flirt avec le genre policier ou les séries (Garance étant l’anagramme du personnage Carnage de Game of Thrones et dotant le roman d’un parfum à la fois médiéviste et contemporain et du spectre d’une menace possible d’un carnage), entre réalisme et imagination, le roman s’impose avec une certaine cohérence. Si l'auteure y pose la question de la responsabilité en cas de dérapage ou de harcèlement, elle se garde bien de trancher cette question mais dans la dernière partie du récit, plus classique et lyrique, nous amène à réfléchir à ce que pourrait être une vie déconnectée plus proche de la nature, loin de la mise en scène permanente des individus par les images. Ce roman qui décrit avec justesse la génération Z et sa dépendance aux réseaux sociaux, se fait alors sociologique voire philosophique. Tantôt thriller avec la disparition de Garance, chronique adolescente et documentaire sur la "génération Z", Elle a menti pour les ailes rend merveilleusement compte de l’adolescence en 2020 et de l'importance des interactions et du regard des autres dans une cour de lycée.
Un livre intelligent sous tension qui pourrait séduire la génération concernée et les parents d’ados soucieux d’accompagner leurs enfants.

Dominique Baillon-Lalande 
(28/12/20)    



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Anne Carrière

(Août 2020)
480 pages - 21 €


















Francesca Serra
est née en 1983 à Ajaccio. Elle a menti pour les ailes est son premier roman.