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Guillaume SIRE

Avant la longue flamme rouge


Le roman commence en 1970, au début de la guerre civile du Cambodge, dans la république Khmère proclamée après la destitution de Norodom Sihanouk. Phusati, professeure de littérature française d’origine vietnamienne, son époux, Vichéa Inn, directeur du service des litiges à la chambre d’agriculture, leur fils de onze ans, Saravouth, et sa sœur Dara de deux ans plus jeune, vivent à Phnom Penh. C’est une famille catholique d’intellectuels appartenant à la classe moyenne. Alors que le père affronte son fils aux échecs chaque jour à son retour du travail, l’enseignante raconte à ses deux enfants, intelligents mais solitaires, des textes fondateurs comme Peter Pan de James Matthew Barrie ou L’Iliade et L’Odyssée d’Homère. « Saravouth a compris depuis longtemps que le Royaume Intérieur de sa mère se situait dans les livres. (…) Elle y trouve à la fois des armes, des boucliers, des longues-vues, des loupes, des instruments de mesure et des cachettes. Depuis l’enfance elle collectionne les mots dont elle se sert, dit-elle, pour habiter sa vie. Elle joue de la harpe sur les cordes tendues par les poètes entre l’âme et les choses. » Les légendes vietnamiennes rapportées par sa voisine, Than, s’y ajoutent pour façonner l’imaginaire du garçon qui à partir de ce matériau se créera un monde parallèle, un espace de liberté où toutes les inventions et les aventures sont permises. Dans ces temps troublés qu’il devine plus qu’il ne les comprend, il s’est avec les mots fabriqué un refuge. « Après dix mois de travaux, il décida d’intituler son œuvre Le Royaume Intérieur. Aussitôt, il lui sembla qu’il fallait également donner un nom au monde où vivaient ses parents, Dara et les autres êtres humains. Ce serait L’Empire Extérieur. »

En 1971, dans cet Empire Extérieur désormais sous la coupe du général Lon Nol, de sanglantes représailles contre les Cambodgiens d'origine vietnamienne, les catholiques et les supposés fidèles à Sihanouk sont perpétrés. Dans l’appartement d’en face Than la Vietnamienne a mystérieusement disparu après la visite à son domicile de celui que Saravouth nomme « l’homme au complet bleu ».  Ce sera lui encore qui arrêtera un couple proche de la famille en pleine messe malgré l’intervention du père Michel qui officiait. Chez les Inn, Phusati se voit insidieusement ostracisée pour ses origines par sa direction et ses collègues et ne récite plus de poésie à ses enfants. Son mari, fonctionnaire ouvertement critiqué et tout aussi fragilisé dans ses fonctions pour avoir été mis en place par Sihanouk, comprend alors qu’il leur faut, comme tant d’autres, s’exiler en Thaïlande pour mettre sa famille en sécurité. Avant même qu’il ait eu le temps de réunir les fonds nécessaires, la police frappe à leur porte pour leur intimer l’ordre de les suivre, prétendument pour les amener dans un endroit sûr. Une camionnette les attend dehors.
Ils seront conduits en forêt, marcheront sur un long chemin boueux sous la surveillance des soldats, avant que le cri du père domine les vrombissements lointains des avions, leur ordonnant de profiter de l’agitation produite par les tirs et obus qui fusent de toutes parts pour s’enfuir en courant. Savavouth, terrorisé et gravement blessé à la tête, court droit devant lui sans s’arrêter avant de s’effondrer au bord du fleuve. Il y sera retrouvé seul, dans le coma. Iaï, une guérisseuse un peu sorcière le recueille dans sa misérable cabane en bordure de forêt pour le soigner sachant que même les plus suspicieux des villageois, par peur des mauvais sorts qu’elle pourrait leur jeter en représailles, n’oseraient pas intervenir. Le gamin qui a reçu un projectile au-dessus de l’oreille restera sept semaines entre la vie et la mort. Quand enfin il se réveille, il lui en faudra plus encore pour parvenir à manger pour reprendre des forces, à tenir sur ses jambes et à retrouver la parole. Les premiers mots qu’il adressera à Iaï seront : « où sont mes parents ? ». Mais à l’endroit où l’enfant a été ramassé, la vieille n’avait rien trouvé et si elle a bien profité de ses cueillettes d’herbes médicinales pour explorer plus avant la forêt à la recherche de la famille du « petit fruit » recueilli, c’est en pure perte. Elle ne lui parle pas du charnier caché dans une clairière où depuis le début des conflits les soldats jettent les cadavres des Vietnamiens exécutés. Trente et une semaines plus tard, Saravouth qui ne conserve de sa blessure que quelques vertiges et des migraines épouvantables que seul le temps parviendra peut-être à effacer, doit quitter Iaï. Avec l’approche des miliciens la fuite s’impose et le moment est venu pour le garçon de rallier Phnom Penh où, il en est certain, ses parents l’attendent pleins d’inquiétude. À partir de là commence une longue errance dans un paysage apocalyptique, parsemée d’embûches et de violences.
La guerre pousse la population à fuir pareillement Khmers rouges et soldats de Lon Nol. La forêt est devenue un lieu de massacre et de terreur, la voie du fleuve est surveillée et pilonnée en permanence par les américains et, dans ce chaos où chacun essaye de sauver sa peau, Saravouth doit saisir toutes les opportunités mêmes les plus risquées pour se rapprocher puis entrer dans la capitale assiégée. Des mois durant il se cache des soldats et des miliciens, marche sur des cadavres mutilés, violés, croise des fantômes, des rats et des bêtes sauvages, cohabite avec la peur et la faim. Essayant une piste après l’autre, il frôle la mort plusieurs fois, notamment dans les sables mouvants où il aurait péri enlisé si Arth, Thol, Pierre, Sonny, Rida ne l’avaient sauvé.  C’est avec ces derniers qu’il va poursuivre son itinéraire par le Grand Lac aux crocodiles agressifs puis la descente du fleuve plus dangereuse encore. Pierre, l’instituteur français, sera le premier à mourir. 
Vanak, orphelin de son âge, qui le trouve à demi-mort près de la ville sur la rive du Tonlè Sap, seul une fois encore, donne l’alerte. C’est à l’hôpital où le père Michel passe chaque jour qu’il sera accueilli et soigné. Dès que la fièvre et le délire l’auront quitté, le prêtre reconnaissant dans le blessé le petit garçon du couple Inn en assurera le transfert en zone moins surveillée, à la mission qui sert d’orphelinat. Il y retrouvera Vanak, son sauveur, qui le guidera dans la capitale exsangue, affamée, dangereuse, cernée par les bombes, où la délation et la trahison font désormais loi. Il lui apprendra à survivre et à devenir comme lui cireur de chaussures mais utilisant le savoir transmis par son père, son élève se fera rapidement plus d’argent avec les parties d’échecs l’opposant aux soldats. En parallèle, bien évidemment, sans faiblir un instant, il quadrille avec lui méthodiquement le territoire dans l’espoir fou d’y retrouver les siens. « Personne ne remarque les orphelins, parce que les orphelins ne sont personne. Ce sont des choses, des pierres dans le Temps et l’Espace qui peuvent rouler à leur guise sans rien détruire ou emporter. Saravouth rôde. »
En 1975, les Khmers rouges sont aux portes de la ville et les Américains se retirent. Vanak entraîne en courant son ami à l’aéroport où les derniers avions américains s’apprêtent à décoller.   

 

                  Ce roman qui a l’avantage de traiter l’épisode de la guerre civile cambodgienne, peu abordée en littérature contrairement à la période suivante concernant le régime des Khmers rouges, n’est pas un roman historique. Certes l’évocation à laquelle l’auteur se livre de la prise de pouvoir du dictateur Lon Nol, maréchal-président soutenu par les USA, des clivages et des suspicions au sein du peuple cambodgien, des arrestations en nombre et du massacre des Vietnamiens nationaux restés sur place, de la revente par des soldats de l’armée nationale des armes fournies par Nixon au gouvernement en place pour lutter contre les Khmers communistes à ceux mêmes qu’ils sont censés combattre, de la « ceinture de feu » installée par l’armée américaine autour de la capitale en 1973, permettent bien au lecteur de comprendre qu’affrontements et violences s’inscrivent ici dans le contexte plus large de la guerre du Vietnam (la piste Ho Chi Minh passe par le territoire du Cambodge) et de la Guerre Froide. On décomptera plus de 600 000 Cambodgiens tués durant cette guerre civile. Mais ce récit des événements captés par le seul regard d’un enfant de ses onze à ses quinze ans ne prétend ni à l’objectivité ni à l’exhaustivité. La naïveté du narrateur et la charge émotionnelle intime qu’il met dans les mots parasitent la description de la guerre civile pour mettre sur le devant de la scène à travers sa sinistre épopée, plus encore que le chaos du pays, le drame personnel vécu par le garçon. La personnalité singulière de Saravouth, enfant biberonné à la littérature qui s’est créé son Royaume Imaginaire en réaction à une réalité inquiétante qu’il devinait sans la comprendre et plus tard « petit fruit » plein de courage, d’audace et de détermination condamné à devenir adulte à marche forcée, donne au récit une tournure de quête et de roman d’aventures dans un décor de film d’horreur. Et chaque jour Peter Pan, Ulysse, les contes, légendes et mythologies grecque, hindoue ou vietnamienne, le décalent de la réalité pour l’aider à tenir l’enfer à distance. Ainsi, sous les roquettes, pris par une envie naturelle, le héros se demande : « On ne parle jamais de ces choses-là dans Peter Pan ni dans l’Iliade et l’Odyssée. Comment les héros font-ils pour déféquer ? Il n’y a de toilettes ni au Royaume Intérieur, ni à Troie, ni sur l’île de Calypso, ni au Pays Imaginaire. Que dirait Phusati en voyant son fils accroupi ainsi sans pudeur au milieu du chemin ? »

 

Avant la longue flamme rouge se décompose en quatre parties :
– La tendre enfance dans une famille aisée et chaleureuse nourrie par la mère de littérature qui conduira Saravouth à créer son propre Royaume Intérieur l’isolant des dangers et tensions qui se profilent. Cet épisode heureux s’achève avec l’arrestation des Inn.
– L’épisode de la forêt avec la dissolution de la famille et la réclusion chez Iaï,  la guérisseuse qui lui sauve la vie.
– L’errance épique et rocambolesque de Saravouth, seul puis accompagné, de la forêt macabre aux rives du Tonlè Lap, dans un Cambodge atteint de folie où les exactions et les atrocités se retrouvent chez les paysans et les déserteurs comme chez les miliciens et les soldats, où les cadavres ou leurs fantômes deviennent aussi terrifiants que les vivants.
– La survie à Phnom Penh grâce à la complicité de Vanak et celle des pères Bruno et Michel, doublée de la quête jamais interrompue des siens.
L’épilogue, par la voix non plus de l’enfant mais de l’auteur, vient nous renseigner sur le destin de Saravouth aux États-Unis. 

À côté des figures littéraires et mythiques qui accompagnent l’enfant, des personnages charnels importants jalonnent sa vie durant ces cinq ans : la figure constitutive et tant aimée de cette mère qui l’a initié à la littérature ; Vanak, son sauveteur débrouillard qui lui servira de guide dans cette capitale dans laquelle Saravouth ne reconnaît rien de la ville de son enfance et qui, en frère,  le soutiendra dans ses recherches pour retrouver sa famille ; et Iaï, la fascinante sorcière guérisseuse, à la lisière de la réalité et du conte, pauvre, sale et revêche autant qu’elle est courageuse, généreuse et pleine de tendresse pour ce petit fruit qu’elle soigne et protège, même si elle masque avec pudeur son affection sous un peu crédible intérêt financier au cas où l’enfant de bourgeois retrouverait un jour ses parents. Au plan narratif, elle offre également sur une trentaine de pages une efficace transition entre le cocon familial sécurisant de l’enfance et la terrible réalité qui attend son protégé dans sa quête familiale à travers un pays qui a basculé dans la violence absolue et la déraison. Chacun de ces personnages incarne une catégorie de victimes du conflit national : l’intellectuelle vietnamo-cambodgienne, la paysanne qui perpétue les traditions ancestrales, l’orphelin des rues. Ils offrent tous au garçon tendresse, affection ou complicité, apportant un peu d’humanité et de douceur face à la fureur du conflit. Des pauses dans le drame qui rendent la lecture de cette plongée en enfer plus supportable.   
Saravouth est un héros charismatique traité ici de façon quasi symbolique. Dans ce roman initiatique poignant, accompagné de ce vers de René Char que sa mère aimait tant : « Il faut trembler pour grandir », si le déni de la mort des siens a fourni à l’enfant un espoir et un objectif pour ne pas sombrer, si les souvenirs heureux du temps de Phnom Penh et ceux des textes qui lui reviennent par bribes l’ont soutenu aux pires moments, s’il sait être courageux et malin, peut-il espérer que l’ogre déchaîné ne dévorera pas la jeune et innocente victime ? Dans cette guerre qui l’a déjà privé de sa famille, son enfance, ses rêves, sa santé, il a perdu son innocence. Lui reste-t-il quelques espoirs, un avenir ? Comme les éclats d’obus enfermés dans sa tête, les visions d’épouvante et les fantômes du passé appuient douloureusement sur son cœur et sa mémoire.

L’écriture du roman, à base de phrases courtes et rythmées, oscille entre les registres réaliste, fantastique et épique. Les scènes les plus terrifiantes sont ainsi décrites dans un décor que Grimm ou Tolkien ne renieraient pas. Naïveté, images poétiques, actions, rebondissements, magie et férocité, se rencontrent souvent dans le même tableau, dosant peur, étrangeté et fascination :  « Certains arbres semblent s’être penchés sur la route exprès pour lui donner leurs fruits. Sur les épines, des tissus sont pris, en lambeaux lugubres. Les mitraillettes pétaradent sous la draperie des fleurs. » « Saravouth échange avec un paysan une fiole de whisky trouvé sur le cadavre d’un officier contre une machette dont il se servira pour ouvrir les lianes pleines d’eau et les noix de coco. En débroussaillant il se prend pour un compagnon d’Achille luttant au pied des remparts de Troie contre la mêlée des ennemis. Il implore Athena et Zeus de l’aider. » « Un nouveau matin taille ses contours dans la résille de la forêt. Les ombres vertes et noires des palmiers à sucre rougeoient. Sony, l’ouvrière au corps noué, tombe comme un arbre. Une première balle la fauche, une deuxième la pousse dans l’eau. (…) L’éclat, les remous, l’eau légère, les jacinthes… Elle ne crie pas. Un crocodile la saisit et l’emporte vers le Temps. » Tout comme le jeune Saravouth avait instauré une distance avec la réalité par la magie des mots et du Royaume Intérieur, Guillaume Sire dans ce roman protéiforme offre au lecteur, par sa grande variété lexicale et son recours à des registres stylistiques multiples, un filtre, un pas de côté, pour appréhender les scènes les plus brutales sans choc, sans pathos et sans voyeurisme.

À travers ce roman sombre, terrible et bouleversant mêlant la petite et la grande Histoire, c’est à la fois l’horreur et l’absurdité de la guerre qui brise les enfants plus que tout autre, le déracinement et la perte, mais aussi la puissance de l’imaginaire que Guillaume Sire aborde avec pudeur et respect.
Ce livre est également un hommage sensible et passionnant à Saravouth Inn, soixantenaire vivant aujourd’hui à New-York, qui a réellement vécu ces événements hors du commun qu’il a racontés à l’auteur devant un jeu d’échec. L’épilogue qui narre cette rencontre singulière se termine par cette phrase du rescapé : « Je ne suis pas mort, m’a-t-il dit un soir, mais la mort grâce à moi est vivante. » L’écrivain qui a su faire de ce récit une odyssée haletante et fantastique, n’aurait pu mieux conclure ce récit bouleversant d’un gamin qui a tout perdu au Cambodge... sauf la vie.

Dominique Baillon-Lalande 
(29/04/20)    



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Calmann-Lévy

(Janvier 2020)
336 pages – 19,50 €

Version numérique
13,99 €













Guillaume Sire,
né en 1985, écrivain et enseignant à l’université Toulouse Capitole, a déjà publié trois romans.