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Sébastien SPITZER


La fièvre


En Juillet 1878, à la Nouvelle-Orléans, les gens tombent comme des mouches. Après Bâton Rouge déjà en quarantaine, l’épidémie, fièvre jaune ou choléra personne ne le sait encore, arrive par le bateau à Memphis, capitale du coton du bord du Mississippi. Le mécanicien, débarqué sur une civière, est transféré chez les sœurs de Saint-Mary tandis qu’un passager échappe à mise en quarantaine du bateau. Cet escroc blanc de petite envergure tout juste sorti de prison, venu voir sa fille de dix-sept ans, s’effondrera quelques heures plus tard sur le chemin devant la luxueuse maison close de la ville.  Le maire, Fillipin, homme pédant et ambitieux mais inexpérimenté et couard, s’avère complètement dépassé par la situation. « Pour l’heure ce que l’on sait, c’est que le péril est là, qu’il est très contagieux et qu’il va faire des morts. » Mais « Neuf morts, c'est quoi ? Le maire avait raison. On n'allait tout de même pas affoler toute une ville pour une poignée de victimes ! La dernière épidémie de fièvre jaune n'avait tué que les faibles, les chétifs et les vieux. Pourquoi semer la panique ? Les sœurs de Saint-Mary étaient prêtes. Avec des dizaines de lits disponibles. Memphis était paré. » La loi du silence n’est pas respectée par tous et à la publication de l’article deKeathing, propriétaire du journal local et ennemi personnel du maire, tout s’emballe. « La ville avait survécu au choléra, puis à la peste. Keathing n'aurait pas dû publier cet article. La peur s'attrape plus vite que la vérole. » À la poste, les lignes sont coupées, et la mémoire revient à tous. « En 1883 la fièvre avait déjà fait des centaines de morts en quelques jours. En 1855 aussi. » À la hâte, la population fait ses valises et se dirige vers la gare avant que la quarantaine ne soit déclarée.  « Chacun se figure le pire (…) Toute la ville se vide de ses vieux et de ses enfants, de ses Noirs, de ses Blancs et de son monde » et la bagarre collective qui s’engage, policiers et population se bousculant sans pitié pour trouver place dans le dernier express, laissera des cadavres sur le quai. Ne reste de Memphis qu’une ville morte.
Quelques-uns cependant sont restés :
Anne Cook, tout d’abord, est une mère maquerelle qui tient son respectable bordel de luxe d’une poigne de fer. Ici « Tout se paie, le beau. Le bon. Le mal, les coups de fouets voulus. Les saletés de certains vices, parfois scabreux. Anne Cook tarifie tout et prend plus, toujours plus, pour éloigner l’idée de la faim. Elle a connu ça, gamine. » « Les fêtes qu’elle donne sont réputées dans tout le pays. On y croise des filles noires, blondes, rousses, blanches... », des gagneuses bien payées venues là de leur plein gré et en repartant librement. D’elles toutes ne reste maintenant dans « Mansion House »  que  Keren, l’irlandaise. Elle sera rejointe ensuite par Emy, la fille métisse de l’ancien escroc. Celui-ci ayant confié à Anne une lettre et une liasse de billets à lui remettre quand il avait senti la fièvre l’envahir, la mère maquerelle avait retrouvé puis soustrait l’adolescente du mouroir de Saint-Mary pour honorer sa parole. « Anne s'agenouille, les mains sur la fillette, avec l'envie de bastonner cette mère affreuse, cette sœur supérieure avec sa robe de serge, son voile et ses rangées de boutons de bois sur lesquels sont gravés un crâne et une paire d'os en croix. Comment peut-on porter la mort sur soi, autour du cou, en bandoulière ou en boutons ? La terre aspire déjà bien assez de morts comme ça. Anne ne comprend pas ces femmes qui s'appellent sœurs entre elles et qui se vouent tout entières à l'amour de Dieu le Père pendant que les autres crèvent. Elle préfère ses filles qui se louent de la tête aux pieds à l'amour sans amour, pour tenter de vivre un peu. » Face aux ravages de la fièvre, la décision d’Anne ne tarde pas : transformant son établissement en hôpital de fortune, elle va mettre ces lits maintenant vides au service des malades. Le docteur Mitchell y fera son possible pour soigner et soulager les patients de la fièvre et en sauver quelques-uns et si peu en réchappent cela reste néanmoins essentiel pour tous. Les états de services de son collègue Fitzgerald, l’ancien médecin de Mansion House qui s’est sauvé en laissant sa femme et sa fille atteintes derrière lui, sont moins glorieux.
Keathing le journaliste, heureux en affaires et malheureux en amour, est un suprémaciste blanc proche du Ku Klux Klan, un raciste du Sud n’ayant jamais digéré la défaite face aux Yankees et l’affranchissement des Noirs. La maladie, la rencontre avec Anne qui l’a soignée et l’urgence de la situation, vont guérir le cocu confit dans la rancœur et la haine et lui ouvrir les yeux. Contre toute attente, c’est lui qui témoignera du courage et de l’honneur de la putain de Mansion House et du Noir à la tête de la milice, qui ont sauvé la ville.
Raphael T. Brown, ancien esclave devenu barbier qui se bat depuis des années pour que ses droits d’homme libre soient reconnus, va être le premier à prendre les choses en main. Le chef de la police faisant parti des premiers fuyards, il forme autour d’un maire noyant ses angoisses dans l’alcool une milice essentiellement noire chargée de récupérer et d’enterrer les cadavres par décence et pour éviter le choléra, de veiller sur la sécurité de la ville envahie par des pillards et de protéger les habitants vivants encore sur place...  

                Ce qui, outre sa documentation rigoureuse, porte avant tout ce roman inspiré d’une histoire vraie, c’est le personnage cinématographique de la tenancière du lupanar qui crève l’écran par son énergie, sa générosité, sa beauté tant intérieure que physique. Le fait que la maîtresse femme déterminée et indépendante n’ait nul besoin des hommes – « elle les baise quand elle veut et les plume le reste du temps grâce à ses filles » – et porte une arme, prend d’autant plus de relief quand le lecteur découvre son passé de petite orpheline blanche pauvre et violentée par son ivrogne de père mort dans un incendie.  Anne est une figure magnifique, authentique, radicale et inoubliable auprès de laquelle on chemine, aussi fasciné que celles et ceux qui l’entourent lors de l’épidémie.  Face à elle, Keathing, le mâle et suprémaciste blanc frustré, est un exemple presque classique de rédemption quand Raphael T. Brown, derrière son personnage, redonne aux Noirs de Memphis, encore victimes de ségrégation raciale, leur dignité et leur valeur. Autour de ces trois personnages directement inspirés par des protagonistes de l’époque dont l’auteur a trouvé trace dans les archives locales, les autres, à l’exception de Mitchell, Keren, Emy et Sullivan (le typographe tremblant qui dénonce les exactions de ceux de la forêt proche quand la révolte et le dégoût l’emportent soudain sur la peur), sont de simples lâches ou des profiteurs comme on en trouve lors de tous les conflits, les guerres ou les épidémies. Toute cette galerie de personnages, entre compromission, révolte, générosité, espérance, pardon, émancipation, amitié, amour va dès lors se mettre en mouvement et réagir de façon diverse face à l’adversité. L'isolement de la ville révèle ici le pire et le meilleur de l’humanité sur fond de catastrophe épidémique, de ségrégation raciale, sans négliger l’impact que la presse et les média peuvent avoir sur le déroulement même des événements. L’écriture de Sébastien Spitzer classique et directe, à la fois fluide et rythmée, conjuguée à un souffle romanesque incontestable et puissant, va ensuite, entre mort, amour, racisme et épidémie, donner son ton et son atmosphère au roman.     
 
Au-delà du bien et du mal, de la religion et des dogmes, ce sont les fondements même de la morale et du racisme que l’auteur interroge. La scène inaugurale du livre, en nous immergeant dans l'horreur d'une exécution punitive d'un homme noir affranchi pendu à un arbre par le Ku Klux Klan, ne permet en effet aucune ambiguïté. Le questionnement qui agite Emy quant à son identité de métisse, pas davantage. Or, la fiction construite dans La fièvre à partirde la réalité de 1878 renvoie à notre présent avec un écho évident à une double actualité nous concernant. Tout d’abord, en lien avec le racisme anti-Noir né aux USA après l’abolition de l’esclavage qui constitue ici l’un des fils rouges du récit, la réalité d’un pays où aujourd’hui les Afro-Américains ont deux fois et demie  plus de risques que les Blancs d'être tués par la police, où George Floyd, homme noir de 46 ans, a été asphyxié par un policier blanc à Minneapolis, soulevant une vague de protestation des populations noires du pays avant de rencontrer un soutien international avec le mouvement "Black Lives Matter" (la vie des Noirs compte) et amenant le Haut-Commissaire de l'ONU aux droits de l'homme à déclarer que l'affaire George Floyd mettait en évidence les "discriminations raciales endémiques" aux États-Unis. Ensuite, mais cela ne semble que pur hasard car comme l’explique l’auteur dans son épilogue le Coronavirus ne faisait pas encore la Une des journaux au moment de l’écriture du livre, la réécriture fictionnelle de l’épidémie ravageant Memphis en 1878 vient s’entrechoquer de façon singulière aujourd’hui avec la pandémie mondiale de la COVID-19.  « Il y a eu tant de morts. Des centaines ! Des milliers, paraît-il ! Soit. Des milliers ! Ces chiffres ne veulent rien dire. Des milliers, ça fait combien de Sonia ? Comment s'appelaient-ils, tous ces gens ? Des chiffres sans noms ne font pas des morts. »
« Toutes les horreurs que les romanciers croient inventer sont toujours au-dessous de la réalité » écrit Balzac à la fin du Colonel Chabert. Sauf que je n’ai rien inventé. Je suis passé d’une fièvre à l’autre, d’une épidémie à une pandémie. L’histoire du monde s’est mise à bégayer. » (épilogue)

La fièvre, et son personnage au charisme exceptionnel de tenancière de bordel qu’on aimerait retrouver sur grand écran promptement tant il nous fascine, est un roman qui conjugue avec tant d’adresse le réalisme et le romanesque qu’on en tourne les pages avec curiosité, intérêt, impatience et plaisir sans parvenir à le lâcher. Il serait dès lors dommage d’y résister.

Dominique Baillon-Lalande 
(17/09/20)    



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Albin Michel

(Août 2020)
320 pages - 19,90 €

















Sébastien Spitzer,
né en 1970, est journaliste et écrivain. La fièvre est son troisième roman.