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Le paradis c’est le nom du bidonville caché au milieu des gratte-ciels de Bangalore, près de l'aéroport, où vit une bande de cinq jeunes adolescentes unies par leur attachement au « puzzle de tentes penchées, vilain patchwork de toits rouillés » nommé Swargahalli il y a trente ans, et Swarga (= le paradis en sanscrit) après la première tentative de démolition à laquelle le panneau en bois de l’entrée n’avait pas résisté. On y trouve Deepa, la meilleure cuisinière et la plus fine observatrice de la bande, obligée de quitter l'école à cause de sa cécité ; Banu, cancre qui manifeste des dons surprenants pour le dessin et l'ingénierie ; Joy, le benjamin de quatre garçons, né sous le nom Amand mais s’étant toujours senti fille ; Rukshana au fort caractère qui aime porter des pantalons, grimper aux arbres et revendique l’égalité avec les garçons ; Padma, qui n’est pas née ici mais qu’elles ont toutes adoptée, aînée raisonnable, consciencieuse et douée pour les études et les langues. Deux d’entre elles seulement ont encore père et mère : Deepa, l’aveugle, fille unique protégée par deux parents aimants et Padma dont le père est gardien de nuit et la mère psychologiquement fragile qui de fait assure la charge de ses deux jeunes frères. Les autres relèvent, comme la majorité des enfants du Paradis, de familles monoparentales : Joy, le transgenre qui comme ses frères a été élevée par sa mère, veuve d’un ouvrier du bâtiment, Rukshana qui depuis l’abandon du père suite à la mort de son fils vit seule avec sa mère et Banu, née ici, qui a toujours été élevée par sa grand-mère (Ajji), doyenne du bidonville et respectée de tous. Qu’elles soient musulmanes, hindoues ou chrétiennes, ces filles pleines de vie et sans préjugés s’acceptent sans réserve, s’aiment comme des sœurs et se soutiennent. « Nous ne possédons peut-être pas grand-chose mais nous avons chacune un toit, un sol et des murs. Ainsi qu’une enfance. » « Nous, les filles, n’avons pas besoin de grand-chose. Nous avons appris à nous passer de tout. Nous sommes là les unes pour les autres, nous sommes entourées de nos mères, de nos grands-mères. » Si elles cachent parfois de lourds secrets, toutes sont solidaires, joyeuses, malines et audacieuses et quand elles se laissent aller à rêver ce n’est généralement pas de celui qu’on leur imposera comme mari mais d’égalité, de liberté, d’études pour les têtes de classe Padma et Joy, de cinéma, de danse et comme toute adolescente de bonheur. Mme Janaki, abandonnée à sa naissance dans un orphelinat, élève dont la détermination et l’intelligence hors normes lui ont ouvert les portes de l’université, est la directrice de leur école. Célibataire, elle tient l’établissement avec autorité, attention et générosité. Entièrement dévouée à ces enfants du Paradis et plus particulièrement aux filles condamnées d’avance par la société indienne chez qui elle se retrouve parfois, elle connaît bien les familles dont certaines des mères ont fréquenté sa classe autrefois. A force d’encouragement, de soutien administratif et d’investissement personnel, elle se bat chaque année pour que les meilleurs d’entre eux et d’entre elles surtout puissent pousser plus loin leurs études voire viser l’université. Pour Padma, Joy, Deepa ou Banu, elle prendra le rôle de la bonne fée. Mais le bidonville gêne les ambitions du gouvernement local pour la mégalopole. Ils ont besoin du terrain pour y construire un grand centre commercial et le bidonville, verrue hideuse dans la ville moderne, doit être rasé. Ce n’est pas la première fois que les autorités font une telle tentative et quand les bulldozers par le passé se sont présentés, toujours, les habitants ont fait barrage aux démolisseurs avec leurs corps. « La première fois que la municipalité voulut démolir le Paradis, les mères de nos mères et leurs maris quittèrent leurs maisons munis de pierres, de pieds-de-biche et de morceaux de métal. (...) Tous se précipitèrent vers les bulldozers avec l’ardeur des flammes qui jaillissent de la gueule d’un dragon. Ils ouvrirent les portières des bulldozers et forcèrent les conducteurs à sortir de leurs cabines. La police arriva rapidement, si rapidement même que certaines personnes conclurent que ses agents se cachaient dans les buissons depuis le début (…) Les habitants du Paradis foncèrent droit sur eux, ravis de pouvoir déverser leur rage inexprimée sur cette cible rêvée. Le commissaire de police, resté en dehors de la mêlée, arpentait froidement les lieux en surveillant l’agressivité ses hommes. (…) Contentez-vous de leur faire peur ! Pas la peine de les assassiner ! Après, vous vous plaindrez de la paperasse à remplir. » En touchant au bidonville insalubre ce sont des familles, leur univers, leurs souvenirs qu’ils veulent effacer. Alors, cette fois encore, si les mères sont les premières à faire face, les adolescents et tous les présents valides les rejoignent. Le petit peuple de Paradis n’a pas dit son dernier mot. Et comme l’ajji de Banu l’avait fait auparavant par un étrange échange avec le chef de la police dont personne n’avait pu connaître la teneur mais qui leur avait laissé quinze années de tranquillité, opposant l’intelligence à la force, le quintet va imaginer un malicieux stratagème pour bloquer sur le champ l’avancée des machines, donnant ainsi aux mères et aux syndicats le sursis nécessaire pour organiser leur résistance et tenter de négocier en haut lieu. Le Paradis c’est bien évidemment un lieu fait de chemins boueux au bord desquels des maisons faites de bric et de broc s’entassent en désordre, sans réseau sanitaire, avec une alimentation électrique aléatoire et un approvisionnement en eau parcimonieux, mais c’est surtout la généreuse solidarité féminine inter-générationnelle qu’il abrite que dans Les toits du Paradis Mathangi Subramanian nous narre. Ici, les hommes sont rares ou très absents, défaillants, morts parfois et le plus souvent partis sans laisser d’adresse, la tradition autorisant les maris à abandonner ou répudier une épouse stérile ou n’ayant su leur donner un descendant mâle afin de prendre une nouvelle épouse capable de leur donner le fils désiré. Alors au Paradis, ce sont les femmes, grand-mères, mères et tantes, qui collectivement luttent pour la survie, travaillent, assurent la vie sociale du bidonville et élèvent les enfants, bref gèrent ensemble un lourd quotidien émaillé de coups de gueules et d’éclats de rire, de couleurs chatoyantes et de bruits familiers, dans le parfum épicé des repas partagés et l’émotion des petits bonheurs qui chassent les grands malheurs. Les toits du paradis, premier roman de Mathangi Subramanian, est l'occasion pour l'auteure d'aborder la société indienne avec sa fracture sociale entre ville et ruralité, entre modernité et tradition. L’auteure s’attache particulièrement aux sujets concernant directement les femmes comme les mariages arrangés, les enfants mâles tant désirés qui assurent la vieillesse de leurs parents face à la redoutée naissance des filles dont le mariage et la dot vous endettent à vie alors qu’une fois mariées elles quittent la famille pour celle de leur époux, l’abandon et la stérilisation forcée mais évoque aussi plus largement l’Inde contemporaine avec l’exode rural qu’en suivant leurs époux, l’ajji de Banou ou Gita (mère de Padma) ont subi de plein fouet, objet de renaissance pour la première, d’un traumatisme jamais dépassé pour la deuxième, les questions de castes, de traditions et de religions, mais aussi celle du genre et de l’homosexualité. À travers de beaux portraits de filles et de femmes prisonnières d’un pays où elles sont méprisées et n’ont aucun droit, ce premier roman sensible et réaliste est une ode à la solidarité, l’énergie, le courage, la lutte, le respect et la générosité. Les toits du Paradis est aussi un hymne universel à la puissance des femmes qui dégage une exceptionnelle force de vie et un optimisme joyeux auxquels il serait difficile de rester insensible. Un grand livre. Dominique Baillon-Lalande (16/04/20) |
Sommaire Lectures L'Aube (Janvier 2020) 408 pages – 23 € Disponible en version numérique Traduit de l'anglais par Benoîte Dauvergne
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