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Annie LULU


La mer Noire dans les Grands Lacs


Nili  Makasi, née à Llasi en Roumanie en 1989, est métisse. À sa naissance, sa mère encore mineure, était une étudiante en lettres roumaine et son père un Zaïrois venu passer là un doctorat de mathématiques. « À l'époque de ma naissance, c'était encore la dictature, le grand Conducator faisait venir des tas d'étudiants dans le pays, des Africains, des Égyptiens, des Syriens, ils venaient apprendre le communisme pour retourner ensuite essayer d'en faire quelque chose de potable chez eux, devenir l'avant-garde éclairée du prolétariat international, les cerveaux de l'égalité mondiale. Enfin l'idée pour le Conducator c'était surtout de copiner avec tous les autres grands chefs paranos qui pouvaient l'aider à renflouer ses caisses vides, et il en a trouvé un qu'il aimait particulièrement, un maréchal assassin à la tête du Congo. » Malheureusement, Exaucé Makasi Motembe, ce militant communiste et idéaliste panafricain qui l’a reconnue à sa naissance, a dû fuir seul le pays après la chute de Ceausescu, à peine un an plus tard, pour regagner le Zaïre. De lui, il ne sera plus jamais question et Nili a passé son enfance à le détester pour cet abandon. Elena, qui élève sa fille seule, chichement, dans une pièce unique pourvue d’un lit pour deux, a décrété ce sujet tabou et la violente colère essuyée par sa fille la seule fois où à ses six ans elle avait osé la questionner sur son géniteur, lui a passé l’envie de recommencer. Difficile d’être une fille-mère avec une enfant métisse sur les bras dans un pays meurtri par la dictature, raciste avec les Roms et tout étranger. Difficile aussi pour l’enfant « d’être regardée sans cesse comme une erreur » par sa mère et la population locale. Elena, éminente professeure à l’université de Bucarest, est une mère honteuse mais courageuse et volontaire, froide et distante avec Nili mais attentive à l’isoler au maximum de la vie extérieure pour la protéger. Elle l’exhortera sans cesse à se dépasser, persuadée que seules de brillantes études lui permettraient de se faire une place dans la société en faisant oublier sa couleur de peau. Elle ira jusqu’à rogner sur la nourriture et s’endetter pour en faire une spécialiste de la littérature noire. « Spécialiste de quelque chose que les autres ne connaissent pas, pour que ma différence soit à la fois acceptable et justifiée grâce à la littérature. » À travers la volonté de la mère de faire tout ce qu’elle peut pour sauver sa fille du mépris, on devine aussi un esprit de revanche sur les jugements qu’elle-même a dû affronter après la naissance non désirée de la mulâtre. Nili, consciente de tout cela, travaille dur, plonge dans les livres dès qu’elle peut et finit à vingt-cinq ans par obtenir une bourse pour faire sa thèse de littérature à Paris. Là, dans le métro où des visages aux yeux étirés jouxtent des peaux d’ébène ou d’autres femmes qui lui ressemblent, elle passe inaperçue. Vivre dans le quartier de Château Rouge, antichambre d’une Afrique fantasmée, avec son marché envahi d’odeurs, de couleurs, de piments, d’huile de coco et de fruits inconnus qui lui évoquent le pays de son père, est pour elle comme une révélation. Cependant, ce changement brutal de statut, cet anonymat, ne sera pas sans la déstabiliser. « Dans la haine, le mépris, l’affection, le rejet, j’étais tout de même un peu différente des autres, j’étais quelqu’un. [… Là,] je découvrais l’insignifiance. » Ce séjour parisien nourrira son désir d’en apprendre davantage sur son père et ses racines. Alors, quand deux ou trois ans plus tard le hasard favorisera ses recherches jusque-là infructueuses sur Makasi, elle n’hésitera pas à quitter sans explication Paris et l’université pour Kinshasa, avec quelques mots de lingala pour tout bagage. Là-bas, elle découvrira le combat politique, la guerre civile, sa violence et son cortège de victimes dont ont fait partie son père et avant lui son grand-père paternel. Mais elle y trouvera aussi la chaleur d’une famille, un amour éblouissant, et la joie de porter un enfant. Contrairement à Elena qui l’a étouffée par son silence, elle saura lui dire cette force et cette richesse qui le constituent et lui permettront de choisir et de vivre son existence au-delà de la couleur de sa peau.
 

       C’est la voix de Nili qui porte ce récit au passé, avec un long monologue intime à cet enfant à venir très bientôt, à Bukavu, dans l’est de la République démocratique du Congo,au bord du lac Kivou. Elle y évoque son enfance roumaine, son doctorat à Paris puis son départ au Congo et sa rencontre avec Kimia Yamba, ce militant de La Lucha, mouvement citoyen non-violent pour l’amélioration de la vie des Congolais, dont elle est immédiatement tombée amoureuse. Elle lui fera découvrir par ses mots ce père tué par la police et à jamais absent, comme le fut son propre père.  Ce récit tour à tour poétique, lyrique, douloureux et parfois traversé par la violence, se divise en trois parties correspondant à chaque phase de la vie de la narratrice dans un espace géographique donné : son enfance en Roumanie, « ce vieux coin pourri de l'Europe », son existence d’étudiante à Paris, puis sa renaissance congolaise à Kinshasa, Goma et Bukavu. Parfois le texte se trouve nourri de courts dialogues ou par la restitution des lettres d’Exaucé Makasi Motembe à Elena puis à Nili, sans que celle-ci n’en ait eu alors connaissance. D’autres, semblables à un journal intime à elle adressé, lui seront restituées sur place par cette famille congolaise qui l’accueille à bras ouverts.

La mer Noire dans les Grands Lacs est bien évidemment avant tout une histoire de multiculturalité et de retour aux origines, de quête d’identité et de liberté, « au-delà de la couleur qui n’a pas force de réalité car ce qui est réel c’est la façon dont on agit » comme l’explique l’auteure sur France-Culture à propos de son roman. Mais dans le récit de Nili c’est aussi l’Histoire – à travers la révolution roumaine à la fin de l’année 1989 puis des troubles politiques de la RDC émaillée de guerres civiles à répétition de son indépendance en 1960 avec Lumumba comme premier ministre au coup d’état militaire de Mobutu qui régnera en maître dans le Zaïre d’Exaucé Makasi Motembe – qui nous est racontée. On y trouvera aussi les milices sous la présidence de Kabila, les manifestations et leur violente répression, le mouvement non-violent de la jeunesse congolaise auquel appartient Kimia. Des luttes qui se transmettent de père en fils depuis plusieurs générations, présentes dans les lettres du père, les paroles de la grand-mère et de toute sa famille congolaise puis par Nili enceinte à son fils.  Ce sont aussi les problématiques de l’impérialisme, du colonialisme, des conditions de vie de la population et celle des femmes, qu’en arrière-plan à ce récit historique Annie Lulu, l’écrivaine et philosophe, aborde. 

Ce roman qui navigue sur plusieurs continents fait la part belle aux langues dans leur diversité. Celle, contrainte dès l’enfance par sa mère à faire abstraction de son corps pour trouver sa place par les mots et les livres, celle qui ne connaît pas la langue de ce père dont le nom signifie « la force », jouant sur des sonorités différentes, utilise ici un français émaillé de mots ou d’expressions venus de Roumanie ou tirés du Lingala et du swahili congolais. Non circonscrit dans un univers géographiquement fermé, La mer noire dans les Grands Lacs tisse une histoire linguistiquement plurielle et en cela ouverte sur le monde.  Cela compose une partition en prose musicale, sensible, colorée et incroyablement poétique qui apporte une tonalité audacieuse et tout à fait singulière au roman. Une langue dense et sur mesure inventée pour traduire l’altérité et la violence de l’oppression qui s’exerce sur les êtres et les corps de Bucarest à Goma. Le rythme a ici aussi son importance. On peut ainsi remarquer le changement de souffle du récit de Nili au fur et à mesure que les contractions se rapprochent. 

À travers la langue, c’est le personnage de Nili, à la fois malmenée et protégée, qui prend corps et trouve la part manquante de son histoire. Plus que d’un père, c’est de ses racines et d’une famille qu’elle ressent le besoin pour se réconcilier avec elle-même. En RDC, quand elle retrouvera par ses lettres l’homme que fut son père, la certitude de son amour, une lignée et une famille prête à l’accueillir comme sienne malgré son teint clair, un amoureux militant qui voit en elle l’esprit combattant de celui qui s’était engagé aux côtés de Lumumba, « cadavre merveilleux aux mille poussières d’outre-tombe », l’apaisement viendra. Et s’il est évident que la jeune femme idéalise une Afrique qu’elle n’envisage que par son opposition avec le « monde pourri » où elle s’est sentie stigmatisée durant l’enfance, cela ne l’empêche pas de restituer avec justesse les émotions et les apprentissages que ce pays qu’elle a fait sien sans le connaître vraiment lui a apportés, l’aidant à se reconstruire et à grandir. Libérée de ses questionnements et de sa colère, Nili, prête à se battre pour son bonheur, pourra alors s’ouvrir à l’amour et, dans un sursaut d’espoir, à la maternité.

Ce premier roman d’une densité de sujets et d’une langue incroyablement inventive témoigne d’une grande maîtrise et de l’étonnante maturité de la jeune Annie Lulu. Si son scénario s’articule autour de la quête d’identité et la renaissance d’une héroïne africo-roumaine qui lui ressemble (sans que le roman soit cependant autobiographique), il consacre sa deuxième moitié à la République du Congo, dans la complexité de son histoire politique mais aussi sa beauté, le courage de sa population et l’énergie de sa jeunesse. Le livre est d’ailleurs dédicacé à sa fin à la mémoire de Luc Nkula, militant du mouvement citoyen « Lucha », assassiné en 2018.
Un roman multiculturel profond, émouvant, porté par une langue magnifique, qu’animent une lueur d’espoir et un souffle puissant.

Dominique Baillon-Lalande 
(29/03/21)    



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Annie LULU, La mer Noire dans les Grands Lacs
Julliard

(Janvier 2021)
224 pages - 19 €

Version numérique
12,99 €














Annie Lulu
est née à Iasi, en Roumanie, d’un père congolais et d’une mère roumaine. Arrivée très jeune en France, elle étudie la philosophie, puis se consacre pleinement à l’écriture. La mer Noire dans les Grands Lacs est son premier roman.