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Alessandro BARICCO


Le nouveau Barnum


D’Alessandro Baricco on connaît surtout les romans, comme Soie, le monologue de Novecento, et tant d’autres, brefs, puissants, brillants, adaptés au cinéma et au théâtre, mais il écrit aussi des textes courts, des articles de quelques pages, sur les sujets les plus divers.
« Il n'est pas rare qu'on me demande pourquoi je n'écris pas des romans qui parlent de notre temps […] Quand je veux écrire sur ce qui se passe autour de moi, eh bien, je n'ai pas le réflexe de recourir à la forme roman : j'ai le réflexe d'écrire des articles, pour aller droit au but, etc. je le fais depuis de nombreuses années et comme, au début, c'était dans une rubrique qui s'intitulait "Barnum" (le monde me donnait alors l'impression d'être un joyeux manège de freaks, de pistoleros et d'illusionnistes), je me suis habitué à ce nom. Aujourd'hui, tout ce que j'écris dans la presse se retrouve donc, pour le meilleur et pour le pire, sous ce chapeau : Barnum. »
Près d’une centaine d’articles écrits sur une vingtaine d’années y sont rangés en trois parties, Mesdames et Messieurs, Acrobates et Attractions séparées par des entractes évoquant des lieux de Mumbai à Telluride en passant par Las Vegas ou Avignon…

Ce Barnum peut se lire dans l’ordre, chaque article ouvrant sur un univers différent et montrant une nouvelle facette du talent de l’auteur, son sens de l’observation, de la formule, de la gravité ou de l’humour… Mais il peut aussi se déguster comme un "dictionnaire amoureux" ou un recueil de nouvelles, en piochant ici où là, selon le titre, le thème ou le hasard.

Dans la préface, l’auteur nous oriente vers deux de ses textes qui ont une signification particulière à ses yeux.
« Le premier se trouve page 81. Je l'ai écrit le 11 septembre 2001, deux heures après ce qui était arrivé aux tours jumelles. […] Je me rappelle avoir pensé : maintenant, que ceux qui sont pompiers montent là-haut pour sauver des vies et que ceux qui savent écrire le fassent, bordel. Par conséquent, allume ce foutu ordinateur et fais ce que tu as à faire. »
Dans le deuxième, page 218, « vous trouverez un autre article qui a une valeur particulière à mes yeux. Il est consacré à la façon dont, en Italie, nous dépensons de l'argent public pour promouvoir et défendre la culture et le spectacle vivant. »
Dans ses articles, il affirme ses idées, prend des positions, défend un point de vue, parfois à contre-courant : « dès le lendemain, j'ai été couvert d'insultes et d'accusations venues de tous les camps (mais plus spécialement du mien, car les gens de gauche n'arrivaient pas à le digérer). » Mais il assume ses choix et n’hésite pas à republier ses articles vingt ans plus tard sans en changer une ligne.
Dans tous les cas, c’est un regard sur le monde qui nous entoure mais un regard acéré, toujours en prise directe sur les événements : « Face à ce genre de situation, dans les films américains on ne peut faire que deux choses : fuir ou penser à toute vitesse. La fuite n'est guère élégante. C'est donc le moment de penser à toute vitesse. » Et il faut beaucoup de talent pour penser vite et écrire bien.

Les sujets les plus divers alternent, de la corrida à Michael Jordan, de Houellebecq à Raymond Carver, du Philarmonique de Berlin à celui de Vienne (« Il y a quelque temps, je me suis rendu à Vienne pour voir quel effet cela faisait d'écouter l'Orchestre philharmonique au cœur d'un pays en grande partie raciste et xénophobe. Une chose sublime qui a lieu juste à côté d'une autre que je déteste. »).
Difficile, et inutile, de les évoquer tous. Il ne faut pas hésiter et se précipiter pour se procurer l’ouvrage et s’y promener au gré de ses envies.

Un dernier exemple très personnel. En sortant de l’exposition consacrée à Vivian Meier (Musée du Luxembourg jusqu’au 5 janvier 2022), j’ai eu beaucoup de plaisir à trouver dans le Barnum un article où Alessandro Baricco évoque merveilleusement cette femme née à New-York en 1926 d’une mère française, devenue gouvernante à Chicago, une "nounou" pas comme les autres, qui arpente les rues, un appareil photo pendu à son cou, et prend des clichés de ce qu’elle voit sur les trottoirs et dans les vitrines ou au fil de nombreux voyages. A sa mort en 2009 (à 83 ans) on retrouve 120 000 négatifs dont peu sont tirés sur papier. Une œuvre colossale aujourd’hui mondialement reconnue dont personne n’a connu l’existence du vivant de l’artiste.
« Chaque fois, tout est parfait : la lumière, le cadre, la profondeur de champ. Avec, chaque fois, une sorte d'équilibre, d'harmonie, de justesse définitive. Comment elle y arrivait, nul ne le sait. Je veux dire : pour faire le portrait d'un passant et obtenir un résultat aussi fort, intense et impeccablement beau, il faut avoir un talent monstrueux. C'était son cas. »
Dans ses articles, il y a parfois quelques digressions et quelques jugements péremptoires. Dans l’article sur Vivian Meier, on peut lire une digression sur Balzac (Alessandro Baricco était à Tours) et un avis tranché sur le numérique.  Avec douze photos par pellicule, Vivian Meier ne doublait jamais une prise. « Je défie quiconque de les examiner sans percevoir, dans un moment de lucidité, l'immense lâcheté de la photo numérique. C'est à la nounou Maier que je dois mon mépris définitif pour Photoshop. »

Chaque texte mérite sa lecture, aussi bien pensé qu’exprimé, basé sur des recherches et des observations, mûri par la réflexion et justifié par l’action. Barnum nous offre son regard sur le monde, exigeant, parfois irritant, toujours argumenté. Voilà un ouvrage qui fait réfléchir, et réfléchir avec Alessandro Baricco, c’est un joli privilège.

Serge Cabrol 
(21/10/21)    



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Lectures









Gallimard

(Octobre 2021)
480 pages - 24 €

Version numérique
16,99 €


Traduit de l'italien
par Vincent Raynaud

















Alessandro Baricco,
né à Turin en 1958,
a écrit une quinzaine de romans et obtenu le Prix Médicis étranger en 1995.



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