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Quentin vit entouré et aimé par deux femmes libres, Martine et Emma, toutes deux mères célibataires ayant choisi à vingt ans d’écart de l’être et l’ayant assumé non seulement sans regret mais avec bonheur. « Elle a fait un bébé toute seule » chantait dans les années quatre-vingt Jean-Jacques Goldman en faisant référence à un phénomène de société non anodin. C’est dans ces années-là que Martine, sténodactylo devenue secrétaire de direction, mettant fin à une relation adultère de dix ans avec son patron marié et ayant déjà subi un avortement en cours de route, fera le choix délibéré d’avoir un enfant de lui avant qu’elle ne puisse plus en avoir. « Il l’avait toujours bien traitée, s’était montré généreux et attentionné. (…) Sans cette liaison elle ne serait pas devenue la femme cultivée et indépendante qu’elle était aujourd’hui. » Emma, qui a décidé pareillement mais à ses vingt ans de garder l’enfant conçu lors de ses amours estudiantines en Écosse et né lors de son retour en France sans que son amant n’en ait eu connaissance, suit ses traces. « Très bien, ma chérie, tu pourras toujours compter sur moi. Tu verras ce n’est pas si terrible d’être une mère célibataire, c’est dur mais on s’en sort. Et puis regarde-moi, sans toi, toi ma fille adorée, je ne serais rien ». À Emma « ça lui avait fait tout drôle cette déclaration d’amour. Sa mère d’ordinaire était assez peu démonstrative. » Ce sont de belles figures de femmes modernes et libres, capables d’assumer seules l’éducation d’un enfant, qui loin de penser que celui-ci aurait besoin d’une maman et d’un papa pour trouver sa place dans la société comme certains et certaines le répètent à satiété, assument seules et avec amour ce choix de la monoparentalité. Emma en reproduisant le schéma de sa mère vingt ans plus tard prouve, si nécessaire, qu’elle n’a pas souffert de cette situation et Martine qui accueille le bébé de sa fille tout simplement en maman et en grand-mère avec joie et tendresse, se joint à elle pour illustrer de façon éloquente que, loin de tout cliché, être mère célibataire n’est une catastrophe ni pour l’enfant ni pour celle qui donne la vie. En cela Camille de Peretti interroge la parentalité et la maternité sous ses aspects les plus contemporains et les plus intimes. « L’enfant aurait besoin d’elle, la rendrait utile. Il le sauverait de la menace de complètement rater sa vie. Mais très vite, elle avait compris qu’on pourrait être seule même avec un nourrisson sur les bras. » S’il était difficile en face de telles figures de parvenir à faire de l’adolescent un vrai personnage, Camille de Peretti y réussit fort bien. Quentin qui vit sa propre initiation à travers le numérique parvient à acquérir une épaisseur, non contre cette mère singulière qu’il aime mais avec laquelle il communique peu mais indépendamment avec l’intelligence de son temps. L’itinéraire d’Emma comme celui de Martine met aussi en valeur cette injonction sociale qui obligerait à être mère pour être vraiment femme et à partir de cette situation de mère célibataire de réussir à conjuguer l’éducation de l’enfant, la vie professionnelle et matérielle, plus que tout autre. Il y a en cela un féminisme ambiant dans Les rêveurs définitifs avec des personnages de femmes non victimes mais au contraire autonomes et déterminées qui se veulent seules propriétaires de leur corps et de leur destin. Deuxième pied qui permet au roman de rester en équilibre, le sujet traité en transversalité de l’omniprésence du numérique dans nos vie que ce soit à partir de l’addiction aux jeux vidéo du fils, des réseaux sociaux et des sites de rencontres que Claire structure et met en valeur, de ceux qu’Emma fréquente pour des parenthèses d’amour purement sexuelles qui contribuent à son équilibre, du dark web qui repère en Quentin un élément intéressant, de l’IA (Intelligence Artificielle) ou de la robotique qui remplacent les corps ou les cerveaux humain par des machines en supprimant ainsi des emplois donc des charges. Y est suggéré aussi le rôle que joue cet environnement numérique auprès des générations Y ou Z comme lieu de rassemblement et de militantisme sociologique et écologique. « Ce n’était qu’une première attaque, les crises se succéderaient partout dans le monde, ce terrorisme pacifiste d’un genre nouveau privilégiait la convergence à la coordination devant les yeux ahuris de leurs aînés qui savaient à peine faire fonctionner les ordinateurs qu’ils avaient pourtant créés. (...) Ils feraient leur révolution assis, en cliquant sur Enter. » Sur cette emprise numérique, quoi qu’en pensent les plus jeunes, les générations précédentes peuvent effectivement être saisies d’incompréhension mais aussi de clairvoyance et d’humour comme le vieux professeur qui dira en aparté à Emma : « On cite Socrate à tout bout de champ, mais "Connais-toi toi-même", ça n’a jamais voulu dire "prends-toi en selfie". C’est exactement ce qui s’est passé avec ce K-cloud, une perte de pédales planétaire et pour quoi ? Pour l’effacement de données dont les gens déplorent la disparition comme s’ils avaient perdu leur identité alors qu’il ne s’agissait que d’une projection fantasmée de leur moi. » De ces deux thèmes principaux (relation familiale et numérique) qui s’entrelacent surgit un troisième : le pouvoir de l’imagination et de la puissance de l’art, par le biais de la littérature pour la mère et celui des jeux donc des images numériques pour le fils. Pour l’un comme pour l’autre cet univers parallèle qu’ils habitent de façon secrète et intime, cet espace où ils peuvent sans crainte se rêver une vie et s’imaginer autres, vient en écho à l’expression « le rêve est une seconde vie » que Gérard de Nerval mettait en exergue dans Aurélia. Rêve et réalité icis‘entremêlent ici plus qu’ils ne s’entrechoquent comme dans la vie même où « il ne s’agissait pas de choisir entre rêver sa vie et la vivre, il fallait faire les deux » comme l’exprime Emma. Même si dans Les rêveurs définitifs il est clair que ce désir du vertige de l’imaginaire s’avère un élément compensatoire qui vient combler le vide et l’ennui inhérents à la routine du quotidien, permet d’évacuer les frustrations et offre la possibilité momentanée d’être soi complètement sans se soucier des dommages collatéraux et du regard des autres, il peut aussi s’avérer facteur d’isolement, d’incommunicabilité ou de solitude. Non sans un certain flou, Emma et Quentin se sont accommodés de cela voire en ont construit une proximité aléatoire, singulière mais réelle qui ne vient en rien entacher la tendresse réciproque mais lui permet à elle de s’accorder quelques escapades plus récréatives et sexuelles qu’amoureuses avec des partenaires éphémères et à lui de trouver l’audace de séduire la plus jolie fille de son lycée grâce à l’anonymat d’Internet. Si dans cet hommage à la puissance de l'imaginaire et à la littérature qui brouille constamment les frontières entre rêves et réalités le lecteur peut à certains moments avoir du mal à trouver ses repères, il n’en reste pas moins que la sensibilité et le naturel avec lesquels Camille de Peretti nous immerge dans l’intériorité de ses personnages fait que nous avons plaisir à cheminer à leurs côtés. On pourrait ainsi appliquer à l’existence humaine la phrase qu’Emma emploie pour définir la traduction : « Transparente et insondable, l’oxymore était parfait pour décrire la nature humaine. » Dans les scènes amoureuses, l’autrice utilise des images convenues et un style codifié comme ce qu’elle traduit dans ces bluettes indigentes à longueur d’année, et ce faisant, là aussi, elle introduit un décalage, un regard extérieur, avec ce qu’elle est en train de vivre. Cela donne un effet humoristique et fait écho à la propension de l’héroïne à faire, en imagination, de multiples variantes des situations qui se présentent à elle. Un stratagème littéraire utilisé à bon escient qui donne à ce livre abordant des questions profondes avec la légèreté aimable et rassurante du feel-good qu’il n’est pas. Il est clair, quand on voit les références culturelles et le vocabulaire utilisés lors des échanges à Kiwi lors des réunions au sujet de la traduction littéraire, qu’il s’agit ici non d’une pauvreté de langage mais d’un clin d’œil appuyé à la multiplicité des registres existants. De même le vocabulaire que Quentin utilise pour communiquer avec son groupe virtuel est celui de sa génération et des réseaux sociaux. Enfin quand Emma relate ses rencontres dans un bar suite à des échanges Internet, le déroulement du rendez-vous semble suivre un processus socialement admis et informellement codifié. Tout est là, dans cette oscillation permanente entre réalité et imaginaire, entre Emma et Quentin, entre l’adolescent et Shrimp, son avatar, entre normes et liberté, entre les difficultés du quotidien et les contes qu’en bonne mère elle a lus et racontés mille fois à son enfant non sans que cela laisse des traces chez l’un et chez l’autre. C’est de ce jeu constant de balancier intergénérationnel, entre ombre et lumière, avec ce qui est plus des juxtapositions que des confrontations, de cette exploration fondamentale de la fiction sous toutes ses formes que Les rêveurs définitifs puise son essence et trouve son rythme. L’humour enfin est aussi au rendez-vous : « On lui avait souvent dit qu’elle avait un joli sourire, cette mimique animale, héritée de nos ancêtres primates. Où avait-elle lu que sourire signifiait qu’on ne mordait pas celui qui se dressait face à nous. C’était pour cela que montrer les dents et ne pas s’en servir pour attaquer était devenu un salut de paix, un signe de bonté. » À partir de ces personnages ordinaires, avec une constante simplicité, une légèreté et un vrai dynamisme Camille de Peretti nous invite à nous questionner sur la vie, sur l’évolution de nos modes de communication et du monde du travail, sur les rapports que nous entretenons les uns avec les autres mais aussi avec nous-mêmes. Elle porte ainsi sur notre société et nos modes de vie un regard juste, parfois acéré, parfois drôle et toujours bienveillant. Un divertissement à plusieurs niveaux, plaisant et enlevé mais plus sérieux qu’il n’y paraît même si, bien évidemment, on le referme le sourire aux lèvres. Dominique Baillon-Lalande (24/09/21) |
Sommaire Lectures Calmann-Lévy (Août 2021) 288 pages – 18,90 € Version numérique 13,99 €
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