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Ezzedine FISHERE


Toutes ces foutaises



Le roman se déroule au Caire en 2016. Amal, américano-égyptienne, a participé à une soirée pour fêter sa sortie de prison – après un an d’incarcération pour atteinte à l’unité de l’État – et Omar, un jeune chauffeur de taxi, l’a raccompagnée chez elle où elle lui a demandé de rester et de lui raconter des histoires. Elle doit quitter le territoire le samedi soir, ils n’ont que deux jours à passer ensemble. Ils vont faire l’amour, évoquer certains épisodes de leur vie. Amal veut savoir ce qui s’est passé au Caire pendant son année d’emprisonnement. « Je ne veux pas l’actualité. Je veux les histoires des gens, des histoires vraies. » Omar va lui raconter plusieurs histoires mettant en scène des amis pris dans la tourmente du printemps arabe de 2011 et de la répression qui a suivi.

Ils vont commencer par parler d’eux, pour faire connaissance. Amal est née en Égypte. Son père, officier dans l’armée, partait souvent en mission aux Etats-Unis. « Il a pris sa retraite avec le grade de colonel et nous nous sommes installés à Washington où il a monté une entreprise de commerce de matériel militaire. J'avais six ans à l'époque. […] Mon père est mort alors que j'étais étudiante à l'université. […] Ma mère l'aidait dans ses affaires et elle l'a remplacé après sa mort, puis elle a vendu l'entreprise et a investi l'argent dans des fonds d'investissement sûrs, et elle a ouvert un magasin de fleurs. » « Après avoir terminé l'université, j'ai commencé à me sentir perdue. Mon père était mort, ma sœur et ma mère étaient prises par leurs affaires. Mes études d'histoire ne me préparaient à aucun métier. Et je ne savais même pas qui j'étais vraiment. La plupart des gens me considéraient comme une Arabe alors que je ne me voyais pas ainsi. Je savais que j'avais des origines égyptiennes, tout comme mes parents, mais pour moi j'étais américaine. » Elle a rejoint alors une ONG dans le domaine du développement et parcouru de nombreux pays avant de choisir de revenir dans celui de son enfance en 2010. Un an après elle a participé au mouvement insurrectionnel en restant sur la place Tahrir du 28 janvier au 11 février.  Puis elle a continué son travail dans l’ONG jusqu’à ce que le gouvernement décide d’y mettre fin. « Ils se sont réveillés un jour, il y a deux ans. Ils ont attaqué les sièges d'un grand nombre d'organisations de la société civile, parmi lesquels notre bureau. Ils ont tout mis sous scellés et ont pris les ordinateurs et tous les papiers qu'ils ont trouvés, et nous ont tous collé le fameux procès du financement étranger, et il s'est passé ce qui s'est passé. Certains sont partis mais je suis restée. Je n'avais pas envie de partir. » Incarcérée, elle a fini par céder au bout d’un an, accepté de renoncer à la nationalité égyptienne et de quitter le pays. Son avion décolle dans quarante-huit heures…

Omar a un parcours bien différent. Il est né à Paris d’une femme égyptienne mariée, qui est tombée amoureuse d’une jeune étudiant égyptien et s’est trouvée enceinte de lui. « Elle est morte durant l'accouchement. Lui étudiait à Paris, mais le décès de ma mère l'a rendu dépressif. Il n'a pas pu rentrer en Égypte car il était recherché par les services de sécurité. Alors, des Arabes vivant à Paris l'ont aidé à trouver un travail au Soudan. Il m'a emmené avec lui, évidemment. Mais il s'est avéré que le cabinet d'investissement dans lequel il allait travailler appartenait en fait à Al-Qaida. Après bien des péripéties, il a été expulsé du Soudan et s'est retrouvé en Afghanistan. Mais sans moi. Il m'avait laissé au Soudan avec les autres enfants de l'organisation, aux mains des femmes qui étaient restées. » A 15 ans, il a essayé de faire sauter le siège de l’organisation du djihad au Soudan avec des explosifs. Heureusement, son père a été prévenu et a réussi à le récupérer au Soudan pour l’emmener en Égypte.

À la demande d’Amal, Omar raconte la suite de son histoire depuis son retour au Caire en 2009, entremêlée avec celle de son père et celles de ses amis. Ce sont des histoires d’amour et d’amitié mais toujours marquées par la violence d’une période troublée.
Amal aimerait des histoires positives mais Omar n’a vu autour de lui que mort et souffrance malgré l’enthousiasme et l’émotion qui ont porté toute la jeunesse en 2011. La répression et la force des traditions ont écrasé toutes les velléités de libération dans les mois et les années qui ont suivi. Des femmes qui venaient sur la place Tahrir et manifestaient leur féminisme ont été violées et tuées. Des hommes qui révélaient leur homosexualité ont subi brimades, rejet et exclusion. Des amateurs de foot ont été massacrés par des supporters de l’équipe adverse.
Amal conteste parfois les récits d’Omar et les trouve trop sombres. Mais lui, totalement désabusé, se défend de noircir la situation ou d’inventer volontairement des histoires qui se terminent mal. Il pense qu’elle sous-estime la violence latente et la pression sociale et religieuse.

Les récits de leurs ébats amoureux sont aussi soumis, avec humour, à la censure et l’autocensure qui règnent dans le pays pour tout ce qui concerne la sexualité. « Amal se retourne dans le lit jusqu'à ce que sa bouche atteigne un membre dont la seule mention inciterait la justice à nous envoyer en prison. Omar est intimidé, et ce membre, dont la seule mention inciterait la justice à nous envoyer en prison, ne se raidit pas. Elle commence avec ses doigts, puis ses lèvres, puis l'invite à en faire autant avec ses lèvres à lui sur une partie dont la seule mention est incriminée par la justice, en guidant ses doigts pour les glisser dans un autre endroit dont la mention est incriminée par la justice. » Évidemment, ça ne favorise pas l’érotisme…

Ces conversations, dans un temps limité, entre deux personnages aux vécus et aux avenirs très différents, constituent un ensemble très fort, à la fois passionnant et émouvant, avec un regard acéré sur la société égyptienne, sur l’espoir né en 2011 et la répression qui a suivi. Tous les hommes et femmes dont Omar évoque le destin sont attachants et, pour les survivants, la déception est à la hauteur des espérances nées sur la place Tahrir.

Serge Cabrol 
(10/05/21)    



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Ezzedine FISHERE, Toutes ces foutaises
Joëlle Losfeld
(Mars 2021)
288 pages - 22 €

Version numérique
15,99 €






Traduit de l'arabe
(Égypte) par
Hussein Emara
& Victor Salama











Ezzedine Fishere,
né en 1966, a été diplomate puis professeur de sciences politiques à l’Université Américaine du Caire. Depuis 2016, il enseigne aux Etats-Unis. Toutes ces foutaises est son septième roman.