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Alexis LE ROSSIGNOL


Les voies parallèles



Antonin vit dans une petite ville de la France profonde et périphérique, désindustrialisée et marginalisée. C’est un fils unique mal aimé par une mère venue de la DDASS, frustrée et malheureuse depuis toujours, et victime de la démission d’un père souvent absent de par son métier de chauffeur de car de tourisme décroché après son licenciement de l’usine locale. « Leur vie à trois est une petite mort. » « Il y a quelques semaines en cours de français, le professeur a distribué une nouvelle de Maupassant, "Les dimanches d’un bourgeois de Paris", un vieux garçon moqué de tous se retrouve un dimanche chez un ami dont l’épouse est une véritable mégère. Antonin n’avait jamais entendu ce mot-là mais la description de la bonne femme autoritaire et irascible (…) sied à sa mère comme un gant. » Si eux n'ouvrent la bouche que pour le rabrouer, se plaindre ou commenter basiquement les images que leur envoie le petit écran allumé en permanence dans le foyer, le garçon silencieux et effacé cherche lui à décrypter le monde qui l’entoure. Antonin ne porte pas de vêtements de marque ni même de contrefaçon et fait partie de ceux qui ne n'ont pas le droit de sortir le soir. Alors il écoute les autres, se fait discret et quand il le faut s'invente des sorties au risque d’être démasqué par ses camarades. C’est un élève anonyme qui voudrait exister aux yeux des autres tout en se doutant que, l’assurance, la beauté physique, l’argent et le charisme qui lui manquent sont des handicaps qui lui offrent peu de chance d'y parvenir. Mais, avant tout autre chose, ce dont rêve l’adolescent c’est d’être remarqué par la belle Lisa dont il est secrètement amoureux mais qu’il n’ose aborder.
Au début des années 2000, à l’automne, deux événements marquants vont l’aider à sortir de sa coquille : Maxime, son voisin de classe qu'il percevait comme un possible ami se tue en sortant de discothèque et Lisa, veut absolument, contre l’avis de leur établissement, se rendre à son enterrement à deux heures de route de là. Alors que les autres élèves se désolidarisent de ce projet, Antonin saisit cette opportunité de se rapprocher de Lisa. Le collégien solitaire, timide et complexé, que même le foot n’est pas parvenu à intégrer dans un groupe à cause d’un but fatal contre son camp, osera soudain fuguer pour la suivre bravant ainsi l’autorité parentale et scolaire. Ce premier pas vers l’émancipation transformera la vie simple d’invisibilité et d’ennui du garçon en une aventure excitante mais tissée de mensonges, de risques voire de mauvais choix. 

Suivre Antonin dans ses pérégrinations c’est aussi découvrir ses coéquipiers sportifs qui se rendent après les matchs au Bar des sports tenu par Gilles, qui n’a que ses clients fidèles pour amis et a l’impression à plus de la trentaine d’être comme beaucoup d’entre eux passé à côté de sa vie. Son rêve à lui c’était l’aventure et le voyage, le succès peut-être, comme son idole Nicolas Hulot dont il ne rate jamais une émission. Johan, un de ses clients, ancien espoir du basket local dont la carrière avait avorté à la suite du suicide du frère aîné et d’un accident à la veille d'intégrer la section sport-études, se contente du court frisson que lui procurent les jeux à gratter auxquels il est accro. La belle Véronique qui avait cru un temps tirer la carte chance se contente désormais de regarder avec mélancolie les photos de sa vie d’autrefois quand son mari travaillait dans une casse automobile et que l’alcool n’avait pas encore détruit leur foyer. Maintenant grand-mère, celle qui a élevé seule ses fils grâce à un boulot à mi-temps vend courageusement et avec le sourire les vestiges de son passé aux braderies installées sur le parking de la supérette pour arrondir les fins de mois.
Au lycée, les « Turcs » (qui bien évidemment ne le sont pas mais ont une carrure impressionnante) font tourner le cœur de toutes les lycéennes et gèrent leur business à l’intercours. Ses vacances, Antonin les passent sur place avec Rodolphe, fils d’un couple portugais, qui travaille à l’abattoir de volailles, et Medhi qui aide son père comme apprenti sur les chantiers. Avec et chez ces deux anciennes connaissances de collège, il fume, boit des bières devant des jeux vidéo, écoute de la musique, rigole et mate des magazines de cul sans voir le temps passer.  
Lisa habite un autre quartier. Nathalie, sa mère, est une femme belle et élégante, tendre et complice avec sa fille, tolérante et respectueuse avec tous. Elle conduit une BMW, habite une luxueuse villa dont le salon fait la taille de tout l’appartement d’Antonin, dotée d’une piscine intérieure et d’équipements ménagers dernier cri, et travaille dans l’immobilier avec son époux. Tout chez eux incarne pour Antonin la beauté, la douceur et la richesse d’un monde merveilleux dont il ne possède pas les codes mais qui l’éblouit.

        Les voies parallèles est un roman d’initiation et d’adolescence. Antonin, comme ses camarades est prêt à tout pour ne pas se distinguer du lot. Par cet aspect normatif il est un bon indicateur de la génération Y. « Le foot, le rap, la bière et l’herbe, quatre centres d’intérêt revendiqués, et le grand écran au milieu », l’habillement aussi.
Mais Antonin est un adolescent particulièrement curieux et désireux d’apprendre. Alors il s’intéresse à tout et à tous ceux qui parlent d’eux et dès lors à la description de son milieu familial et à son univers d’adolescent en plein questionnement s’ajoute le tableau du rapport au travail sur deux générations non ou peu qualifiées dans une petite ville périphérique. L’occasion de découvrir des univers professionnels divers comme celui des ouvriers (usine ou abattoir c’est du pareil au même) à celui de Gilles le bistrotier, en passant par le bâtiment avec Mehdi, la mécanique automobile avec Florent (frère de Johan) embauché par le petit garage local puis repris par le concessionnaire Mercedes de la grande ville proche après fermeture du premier. Ces différentes réalités, Alexis Le Rossignol parvient à chaque fois à les incarner par un personnage de façon précise et sensible. Avant qu’elle ferme, l’usine locale, comme le disaient les anciens « c’étaient des vrais métiers, avec des gars qui portaient le bleu de travail comme le maillot d’une équipe, avec du bruit, des coups de gueule, des crises et parfois même des catastrophes – un doigt coupé, une brûlure profonde, une chute mortelle – mais aussi une belle solidarité, de l’amitié et des rires ». Michel, le père, qui n’y a pas bossé très longtemps vit lui sa nouvelle fonction de chauffeur de car comme une bénédiction.  Il découvre des paysages nouveaux, « goûte pour la première fois à cette jouissance si précieuse que l’usine n’offre jamais et qui consiste à être parfois payé à ne rien faire qu’attendre. Attendre que les voyageurs se préparent, visitent, se restaurent ou prennent des photos », et apprécie de ne pas avoir à supporter toute la journée un petit chef sur son dos. Mais le contexte a changé et la jeune génération porte un regard différent sur le travail. Rodolphe en intérim dans un abattoir de volailles, en est un bon interprète : « C’est n’importe quoi les cadences (…) Pour tenir il faut débrancher son cerveau (…) ils m’ont proposé un CDI mais ça paye moins (…) Quand t’es intérimaire, parfois tu bosses pas (…) On est libre quoi. (...) De toute façon ils vont me rappeler en décembre parce qu’ils ont besoin de monde pour les fêtes. »  C’est toujours de l’intérieur, porté par un personnage et sur le mode de la parole, (récit direct des travailleurs ou propos rapportés par Antonin avec une bienveillante neutralité), que le travail se dit à travers le regard que le travailleur porte sur lui et non de façon technique ou économique. Globalement l’entourage d’Antonin est composé de gens humbles, souvent sans formation, qui triment mais se satisfont d’un emploi qui leur permet de survivre et de nourrir leur famille. Ceux qui comme Gilles, Véronique, Florent ou Johan avaient rêvé un peu plus fort, faute à pas de chance ou parce qu’ils ont raté le train, ont dû se résigner à demeurer dans cette petite ville perdue au milieu de nulle part où personne n'a envie de rester mais où au moins ils sont chez eux. C’est un peu comme si tous avaient été dès le départ « hors-jeu » et condamnés à rester là ensemble.  

L’activité des parents de Lisa dans l’immobilier ne s’inscrit pas dans la même logique, peut-être   parce que Antonin n’y comprend pas grand-chose, que pour lui ce travail non manuel reste abstrait, étranger à la réalité des siens, voire que ce n’est pas un « vrai » travail. L’opposition qu’Alexis Le Rossignol pose ici entre prolétariat et bourgeoisie, bien que très feutrée, est d’une violence symbolique sans équivoque. Antonin chez Lisa est aussi séduit que mal à l’aise, comme s’il percevait soudain non seulement la frontière infranchissable qui sépare ces deux mondes et le fait qu’il ne sera jamais à sa place chez Lisa, mais aussi, intuitivement, la superficialité de la bienveillance de façade que lui offrent la mère et même Lisa quand elles sont dans leur milieu naturel. Une façon brutale pour le jeune garçon de prendre conscience de la différence de classes qui les opposent et du fossé infranchissable qui les sépare. Il y a chez l’auteur dans cette chronique sociale désenchantée des invisibles et laissés-pour-compte du capitalisme du début des années 2000, avant l’invasion technologique d’Internet et des téléphones portables, une vraie justesse dans la dénonciation de cette fracture non seulement économique mais culturelle. Lisa, dès sa naissance avait le bonheur, l’éducation et la richesse dans sa corbeille alors que l’entourage d’Antonin semble  « empêché », marqué du sceau de la honte sociale de ceux que l’ombre du chômage guette, qui vivent chichement avec le SMIC, entre rêves en berne ou frustrations. Alexis Le Rossignol, loin de tout misérabilisme, apitoiement mais aussi de tout jugement, fait de ceux-là les siens en se positionnant à leur égard avec respect, fraternité et empathie, alors qu’avec Lisa et sa famille le ton s’avère plus distant, plus extérieur. 

Antonin est un anti-héros singulier, dont on ne sait finalement s’il restera un perpétuel handicapé de la décision toujours prêt à suivre les autres et à se laisser porter par les événements ou si, sa curiosité, ses capacités d’observation et son intelligence, la chance et l’obstination lui permettront, une fois définitivement ancré dans l’âge adulte, d’avoir son propre avis, de faire ses choix et de s’imaginer un avenir à lui. 

On aurait pu s’attendre à ce premier roman purement imaginaire écrit par un humoriste et chroniqueur connu de France Inter à un livre facile, truffé de traits d’humour et de formules percutantes mais il n’en est rien. Même si quelques répliques (A-t-on tendance à habiller plus chaudement les morts de l’hiver que ceux qui disparaissent en été ?) et quelques scènes comme celle des baskets achetées par Antonin pour éblouir Lisa ou celle d’un cours de gym qui déraille complètement au lycée, sont empreintes de légèreté et de drôlerie, le roman, toujours sur un fil, est globalement plus profond, plus réaliste, plus sensible que comique. Mais si cet anti-héros attachant peine à se trouver une place dans un univers où règnent précarité et misère culturelle, si autour de lui croire assez en soi pour se construire un autre destin que celui qui semble déjà écrit est l’exception, il se dégage étonnamment des Voies parallèles une énergie positive qui fait barrière à la désespérance.S’il n’y a ici ni satire, ni sentimentalisme, ni suspense, on y trouve de beaux personnages qu’on a plaisir à découvrir, des bribes de vie émouvantes, un déterministe social nuancé par la singularité et la richesse de chacun et un écho fort avec la réalité contemporaine. Pour le feel-good final il faudra quand même repasser car si la fin du roman, très réussie, est ouverte et parvient à nous surprendre, elle reste en partie inconfortable à l’image du livre mais pleine d’une humanité vibrante.

Les voies parallèles est un récit volontairement simple, sympathique et bienveillant que vient en toute discrétion et de façon équilibrée émailler des questionnements sociologiques, existentiels et politiques plus universels et contemporains. Un premier roman qui donne à ses lecteur l’envie d’une suite nous narrant les aventures d’Antonin devenu adulte et parti à la rencontre d’un ailleurs plein d’obstacles et d’autant de surprises, c’est plutôt convaincant.

Dominique Baillon-Lalande 
(20/05/21)    



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Alexis LE ROSSIGNOL, Les voies parallèles
Plon
(Janvier 2021)
192 pages - 18 €


Version numérique
12,99 €

















Alexis Le Rossignol
est humoriste et chroniqueur radio sur France Inter.
Les voies parallèles
est son premier roman.