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Jérôme LEROY


Vivonne



Un typhon dévaste l’Île-de-France, l’éditeur Alexandre Garnier « pourtant lecteur de SF, fut étonné de la rapidité avec laquelle les choses pouvaient s’effondrer ». Retranché dans ses bureaux, le soixantenaire assiste à la catastrophe avec un mélange d’effroi et de fascination. Dans la panique générale de ce confinement brutal dans des locaux colonisés par les eaux, privés d’électricité et envahis par les corps des ouvriers décimés sur le chantier d’en face et les rats agressifs, le patron se souvient de sa jeunesse à Rouen puis à Paris avec son ami, le poète Adrien Vivonne dont il a publié les recueils avant qu’il ne disparaisse en 2008, il y a vingt ans. Une période heureuse même si ses rapports avec son ami avaient toujours été complexes. « J’ai du mal à prendre la mesure de ma duplicité à son égard et des efforts que j’ai fait pour saborder son existence. » « Au fond de ma vilaine âme, j’avais toujours peur qu’on le trouvât plus intéressant que moi, plus beau, plus pur, plus doué, ce qu’il était. »  Il a même systématiquement tenté, avec plus ou moins de succès, de voler les petites amies de son ami, Lili, Agnès et Estelle, alors que, reconnaissait-il facilement, il formait avec son épouse Sophie un couple uni et harmonieux. Il faut dire que s’il a réussi socialement, Alexandre Garnier est de fait un médiocre, veule et frustré, quand Adrien Vivonne a toujours montré « une certaine disposition de son être à un émerveillement constant, à une joie qui l’amenait à voir l’essentiel ailleurs et autrement » et qu’« il se moquait de la célébrité, certain que sa poésie finirait d’une manière ou d’une autre par rencontrer ses lecteurs ». « Garnier se demandait si ce n’était pas là le comble de l’arrogance : se comporter comme un saint dans un monde de loups (…) sa sainteté était une gifle pour tous les autres. » À moins que cette indulgence ne cache de fait une totale indifférence.Il faudra trois jours pour qu’Alexandre et son personnel retrouvent l’air libre.Alexandre, mordu assez gravement par un rat lors de cette inondation et psychiquement ébranlé depuis, a décidé par culpabilité autant que par nécessité de redonner du sens à sa vie et par curiosité personnelle de se lancer sur les traces de cet ami disparu pour en percer le secret et en rédiger la biographie. Vivonne est-il encore vivant ? Pourquoi certains de ses lecteurs voient-ils dans ses poèmes un remède contre l’Apocalypse ? Pourquoi de petites communautés autonomes dispersées, bien cachées mais de plus en plus nombreuses, prônant la simplicité, la fraternité et le retour à un rapport vertueux à la nature ont-elles choisi pour guide Adrien Vivonne et vu dans ses écrits un passage vers un ailleurs de paix et de lumière désormais qualifié de Monde de la Douceur ?

À l’extérieur, c’est le chaos : la politique néo-libérale a fini par amener au pouvoir une extrême-droite dictatoriale, « Les Dingues », les services publics se sont effondrés et diverses milices religieuses, identitaires et politiques lourdement armées occupent et ravages tout le territoire. « Tout le monde savait que des territoires entiers de la banlieue avaient fait sécession. Et pas à cause de l’Islam, comme l’avaient fantasmé les intellectuels organiques des Dingues, mais à cause d‘un choix délibéré de concentrer l’essentiel des secours sur les communes plus aisées et sur le centre de Paris. » Ils avaient même refusé « de laisser entrer des ONG scandinaves qui avaient proposé leur aide pour les départements de la couronne parisienne après les appels au secours de Médecins du Monde ». « C’est grâce à la police que les Dingues sont arrivés au pouvoir (…et) depuis la Libanisation, les flics jouent un jeu trouble. Ils passent des alliances de circonstances sur le terrain avec les milices en position de force. De préférence les milices d’extrême droite. » L’Armée Chouanne et Catholique, les salafistes, les Groupes d'Assaut Antifascistes, ZAD partout, ou les régionalistes comme la Nation Celte, s’affrontent au quotidien semant la terreur sur leur passage. À cette dictature, cette balkanisation sauvage et aux catastrophes écologiques – « On était en novembre, on avait tendance à l’oublier tant les aberrations climatiques s’enchaînaient à un rythme de plus en plus soutenu. Les Dingues, comme la plupart des gouvernements populistes en Europe, s’obstinaient dans le déni », « Les scènes de pillages en Picardie, et à Amiens en particulier, avaient fait le tour du monde. C’était devenu banal. La Californie était un incendie permanent et la moitié de la Hollande avait les pieds dans l’eau. On avait signalé des cas de choléra à Amsterdam » –, à tout cela, s’ajoutait la perspective du Stroke, une imminente et totale panne informatique organisée par l’Alliance internationale des hackers déterminée à asséner le coup de grâce à cette société à bout de souffle.

Dans ce récit à la première personne, deux femmes tiennent une place de choix. Si Estelle Nowak, femme d’influence, amie d’Alexandre et amante un temps d’Adrien, ne fait que traverser le roman, sa fille Chimène, jeune fille brillante programmée pour Normale Sup mais plaquant tout subitement par dégoût et rébellion pour intégrer la milice Odin (apparentée à Nation Celte) en sera un personnage-clé. « Je plains ta génération, me disait ma mère, depuis que j’étais toute petite (…) Des fascistes un peu partout, une économie en déroute, un environnement qui se casse la gueule (…) Regarde maintenant ta petite fille surdouée (…) On ne s’ennuie plus dans une milice (…) Le Nain me tend un Famas. (...) Parfois j’aimerais avoir peur. Ça me rendrait humaine. En même temps je me demande si ce serait une bonne chose, être humaine, en ce moment ». C’est par la voix deChimène, dite Chimère chez les combattants, que le lecteur découvrira en direct la barbarie des groupes armés mais aussi leur quotidien, assistera à la troublante complicité qui se tisse entre elle, Le Nain inculte, drogué et sanguinaire qui se révélera plus complexe, plus attachant et plus intelligent qu’elle ne l’avait a priori pensé, et Rachel, une transgenre (elles sont plusieurs chez Odin) qui ne la laisse pas indifférente. Elle nous permettra aussi de pénétrer d’un peu plus près une sympathique « communauté utopiste » vouant un culte à Vivonne.
Autre personnage féminin majeur, Béatrice, bibliothécaire dans le Limousin et amante durant une dizaine d’années du poète, nous permet d’approcher d’un peu plus près ce personnage toujours évoqué en creux qui donne son titre au roman. Tout converge et le rapport entre ces différents personnages apparaît progressivement. Dans le dernier tiers du livre Chimène, Alexandre et Béatrice partiront ensemble sur une île grecque à la recherche du poète disparu.

C’est dans un décor pluriel (Rouen de l’enfance, Paris des études, errance à travers la France et la Grèce par la suite) et sur une période mal délimitée des années soixante à un futur proche puis jusqu’à un avenir plus lointain), que nous balade Jérôme Leroy dans Vivonne, un roman entre apocalypse et douceur qui, ancré dans l’au-delà et l’ailleurs de la littérature et la poésie décentre la réalité. « La poésie sert à ça, à emporter le monde avec nous, dans le temps et dans l’espace. »
Les poètes dans Vivonne sont partout. On y croise Arthur Rimbaud, Jean-Claude Pirotte, André Hardellet, André Pieyre de Mandiargues, Jacques Réda, Léon-Paul Fargue, Edmond Jabès, Jules Laforgue, Jean Follain, Franck Venaille, Daniel Biga, Valéry Larbaud, René Guy Cadou, ou encore Eugène Guillevic. La poésie, dont celle de Vivonne élevée ici par quelques-uns au rang de religion, est la seule force capable d’offrir une source différente de compréhension du monde, de le changer, peut-être, et de réenchanter l’existence. 
Mais Jérôme Leroy, poète lui-même à ses heures, envisage aussi ici plus globalement la littérature, seule issue possible vers la beauté et la paix, le monde de l’édition, avec lequel il n’est pas que tendre, et les émotions et enseignements que nous apporte la lecture. « La poésie, tu sais, c’est souvent une question d’effet secondaire. Le poème cherche à dire une chose, et le lecteur en ressent une autre. C’est assez mystérieux, comme affaire. Ça n’a rien à voir avec un contresens, c’est juste une question d’angle. » « Seuls les idiots croient que la réalité apprend plus de choses que les romans. Les romans sont les Guides du Routard du l’existence. En mieux écrits et avec des personnages qui nous ressemblent, même s’ils ne nous plaisent pas, surtout s’ils ne nous plaisent pas. » « La présence de livres autour de moi, c’est une forme d’anxiolytique. » (Béatrice)

Chaque personnage correspond à un genre littéraire : Chimène vient du roman noir par sa violence et son humour cinglant ; Garnier est de l’ordre de l’enquête et de la biographie ; Béatrice est en retrait du monde dans un registre plus doux comme le sont les communautés utopiques de la Douceur avec lesquelles pourtant elle n’a aucune attache ; Titos, l’enfant grec, nous fait passer la porte du fantastique.

Si Jérôme Leroy nous parle ici de dérèglement climatique et des catastrophes naturelles qui se multiplient annonçant si ce n’est la fin de notre planète celle de notre civilisation et fragmentant les populations dans une logique d’autonomie et de lutte pour la survie, il n’en oublie pas pour autant la politique et la sociologie. « Nous serions d'éternels spectateurs de nos vies, condamnés à être connectés en permanence les uns aux autres dans un présent perpétuel jusqu'à la catastrophe en cours, inévitable, parce qu'à un moment ou un autre, le réel se venge d'avoir été réduit en esclavage par les algorithmes. » Au cœur de son roman, le fascisme, les guerres de religions, les gouvernements populistes, le peuple méprisé et livré à lui-même, le milieu ouvrier, le communisme, l’accouchement aquatique, la toute puissance financière et virtuelle, les questions du genre, de l’identité et des minorités, s’y disent aussi. L’auteur profite ainsi de sa description de Rouen, ville bourgeoise, patrimoniale et industrieuse à ses portes, pour élaborer un pamphlet sur l’urbanisme fort à propos : « Les maisons du XIVe siècle où naguère s’entassaient sous les combles humides des familles de dix personnes qui jetaient leurs ordures dans les eaux du Robec, et devant lesquelles passait le matin Adrien Vivonne, furent rénovées alors que leurs habitants étaient chassés au loin, dans les tours de Grand’Mare ou encore plus loin vers la rive gauche (…) Rouen se mit à ressembler à un décor de film moyenâgeux et, comme tant de villes de France, elle prit cet air maquillé, mais maquillé comme peut l’être un cadavre qu’on veut rendre présentable. » Ici comme dans de nombreux passages transparaît ce regard critique mais souvent chargé d’humour que l’auteur porte sur notre monde contemporain. L’invasion de nos existences par le virtuel n’y échappe pas : « Elles sortaient de leurs sacs des téléphones portables, les effleuraient de gestes gracieux. C’était bien un des rares avantages des technologies digitales que d’avoir fait naître cette science de l’effleurement, cette nouvelle école de la caresse. » Le cinéma, le rock, y sont aussi au rendez-vous : « La particularité de sa génération c’était qu’elle avait vu "Soleil vert" à quinze ans et qu’à cinquante elle vivait dedans. »
Ce roman choral, brillamment construit autour des recherches d’Alexandre, des confidences de Béatrice et du récit de Chimène la rebelle en quête de vérité, est un surprenant jeu de piste dans l’espace et le temps, une biographie imaginaire d’un poète qui ne l’est pas moins et un bilan accablant de l’état du monde et d’un système capitaliste au bord de la rupture qui nous mène au désastre. Fort heureusement, face à l’effondrement écologique et économique luit encore une étoile dans le ciel, la poésie, et dans sa traîne la littérature. Outre un superbe éloge de la poésie, Vivonne, à la croisée des genres entre polar, enquête, fantastique, réalisme, utopie, chronique sociale et écologie, est un roman engagé et une dystopie contemporaine qui illustre la fragilité et la violence du monde dont il nous faut prendre conscience avant qu’il ne soit trop tard. Un roman protéiforme complexe, audacieux et passionnant. 

Dominique Baillon-Lalande 
(05/05/21)    



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Lectures







Jérôme LEROY, Vivonne
La Table Ronde
(Janvier 2021)
416 pages - 22 €


Version numérique
15,99 €

















Jérôme Leroy,
né en 1964, chroniqueur, entre autres, à Liberté Hebdo, a publié une quarantaine de livres dans différents genres pour la jeunesse et les adutes.



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