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Matthieu LUZAK


Poudre blanche, sable d’or


Matthieu, a passé sa jeunesse dans un quartier populaire marqué par un fort taux d’immigration, dans une famille blanche composée d’un père ouvrier et d’une mère secrétaire, divorcés lors de son adolescence. Sa scolarité en ZEP,  (avec par décision de sa mère l’allemand en première langue pour éviter « les classes pourries ») fut exemplaire. Le garçon puis l’adolescent fréquentait assidûment le club de foot du quartier et passait ses vacances avec ses parents en camping l’été. Plus tard, après quelques vols à l’étalage sans conséquences, des études de sociologie rendues possibles par l’attribution d’une bourse d’études puis une école publique de journalisme « payée par le RSA » et les économies de sa mère, il survit désormais grâce à l’accumulation des piges pour des journaux de seconde zone tout en se rêvant romancier. Sa vie est à l’image de son parcours professionnel, socialement intégrée mais terriblement morne, banale, sans galères particulières mais sans saveur ni excès et sans espoir. À l’aube de la quarantaine, il fume son joint tous les matins, a, suite à un « plan d’un soir », une petite fille qu’il n’a pas reconnue, et il a une addiction pour les femmes et le sexe et vient de quitter par lassitude celle dont il partageait la vie depuis plusieurs années. Dans la cité, la solidarité envers les copains comme pour la famille est la règle, il trouvera donc aussitôt refuge chez Yacim qui lui fera de la place dans son appartement de célibataire qui sent la pisse de chat ce qui ne l’empêche pas de passer des journées sur les jeux vidéo. Timide et facilement délétère, sans ambition ni courage, la consommation constante de drogue, de jeux vidéo, de films porno et de sexe en font un consommateur et un spectateur de sa vie plus qu’un acteur. S’il a toujours préféré la compagnie des ‘rebeus’, c’est qu’ils appartiennent à son histoire. Ils étaient « des camarades de classe, du centre de loisirs, des coéquipiers, des potes » ou, boursiers comme lui, créchaient dans la sa cité-U. Il s’était toujours méfié de ces jeunes bourges de sa promo, ne voulait pas faire partie de leur monde, « le monde de ceux qui croient accéder à leur position sociale parce qu’ils seraient plus intelligents, plus brillants ou parce qu’ils auraient davantage travaillé que les autres », de ceuxqui dans les fêtes « repèrent les ‘incrusteurs’ seulement quand ils ne sont pas blancs ». Chez lui, son père avait appris à ses enfants que « des gens bien et des mauvais y en a de toutes les couleurs et les religions. (…) Tu réalises bien après qu’au collège on envoie la majorité de tes camarades rebeus dans les filières techniques. Les blancs qui ont les mêmes notes naviguent jusqu’en STT. L’histoire du BEP de chaudronnerie d’Oxmo, c’est pas un mythe ». Avec les piges obtenues après cinq ans d’études supérieures dont deux en journalisme, « tu te dis que t’es toujours un ouvrier, un peu mieux payé (…) un tâcheron de l’info, de leur presse qui enchaîne les reportages sur leurs sujets de merde. (…) T’as l’impression qu’il te manquera toujours l’assurance des bourgeois, ou leur facilité à lécher les culs, réseauter ».  Matthieu pour qui le journalisme n’est plus qu’un gagne-pain ne s’imagine plus qu’une issue : l’écriture d’un roman.

C’est alors que Farid, ami de jeunesse de Yacim, lui propose de fêter sa libération (entendre la levée de son bracelet électronique) à Marbella en Andalousie à quatre avec Matthieu et Rachid, son beau-frère. Il avait écopé en comparution immédiate d’une peine d’un an pour violences commises contre agents de la force publique au bas d’un immeuble lors d’un contrôle qui visait en fait un braqueur. Une bousculade et une fuite qui avaient donné au dealer le temps de se délester discrètement du kilo qu’il transportait sous son sweat dans une poubelle avant de se laisser attraper sans résister par ses poursuivants, un peu plus loin. Pour le gros poisson assez malin jusque-là pour passer entre les mailles du filet et donc non identifié comme tel par les autorités qu’était Farid, même si cette aventure lui avait coûté la peccadille de 25000 euros, le pire avait été évité. Ce sont ses deux enfants qui lui manquèrent le plus avant qu’il soit autorisé à finir sa peine en famille sous surveillance. Farid est un homme d’affaires gourmand mais fiable, raisonnable et qui sait rester discret. « Il a rapidement bossé sérieusement, il démontre des compétences en manière de logistique et sait s’associer à un nombre restreint d’équipiers, mais sûrs. » Il loue un appartement neuf dans un quartier de classe moyenne non loin de la cité où vit encore sa mère, n’affiche pas son fric mais le place dans l’immobilier au bled ou en France en encaissant les loyers de divers appartements et de boutiques. Il ne joue pas au casino ni au PMU, ne donne pas de fêtes somptueuses, ne fréquente pas les palaces ou les restaurants trop à la mode, n’a pas de voiture de sport. Il se glisse dans la masse et garde son argent pour vivre bien et pour voyager avec femme et enfants. « Faut ouvrir les yeux, être curieux. » Il est devenu le chef de famille, maintenant, celui qui pourvoit aux besoins de tous, et pour cela, il doit pour leur sécurité et leur vie matérielle à tous, rester toujours vigilant et prudent. Il sait aussi donner confiance comme lors de la location de la salle pour le mariage d’un neveu : « le propriétaire du domaine choisi pour le mariage, au départ, ça le faisait chier de louer à des Arabes, Farid l’a vu à la tête du type, l’a senti. Mais il sait amadouer les Français. Il passe toujours auprès des vieux ouvriers de son quartier. Toujours bonjour, un petit mot, la santé, la météo, le foot. (…) Il a vite dissipé les réticences du proprio. Vous faites quoi dans la vie ? – j’ai ouvert une pizzéria… On se bat… Mais avec ce qu’ils nous prennent hein… Les impôts, l’État, Farid a fait mouche, le type a embrayé : la taxe foncière blablabla… Il a pris les arrhes en liquide pour la réservation sans se faire prier ». Farid est maintenant un daron respecté du milieu qui appartient à l’ancienne école et se moque de la frime, les éclats, la violence et la rivalité qui animent les jeunes qui dealent aujourd’hui en cité en faisant tout pour se faire prendre. « Une fois un OPJ m’a dit, tu vois, je sais que t’es dedans, j’ai rien sur toi aujourd’hui, pourtant un jour je t’aurai. Mais au moins t’as de l’honneur, t’es pas comme les petites merdes qui nous appellent pour balancer leurs concurrents. »

C’est finalement à deux qu’ils feront ce voyage de quatre jours sur les traces du passé glorieux du dealer. Peut-être aussi un voyage de repérage pour Farid qui, la quarantaine venue, hésite à se ranger en se prenant un petit commerce sur place dans un esprit de pré-retraite. Farid est attachant, son histoire est pleine de rebondissements et offre aisément matière à fiction. Seul un portrait sur le vif de Farid, de sa vie aventureuse et en marge, pourrait permettre à Matthieu de sortir de son triste quotidien. Le pigiste sait qu’il n’a pas la carrure d’un héros mais avec les confidences qu’il moissonne le long des kilomètres parcourus en voiture, lors des soirées dans leur petit appartement de location ou au bord de la mer, et Farid n’est pas avare en la matière, il devrait cette fois avoir de quoi nourrir le roman auquel il rêve depuis vingt ans. D’autant qu’il aimerait bien en apprendre plus sur le rocambolesque et mythique go-fast à Malaga que la légende lui attribue sans que cela n’ait jamais été confirmé avec un J5 cachant 150 kilos de shit sous son plancher intercepté à la douane puis miraculeusement récupéré. 

         Dans un roman qui tient de l'analyse sociologique des cités des années 90, le journaliste raconte à la fois l’histoire de Farid et les conditions dans lesquelles il a recueilli cette histoire. Ce qui fait lien entre Farid et Matthieu c’est la « culture cité » et une certaine équivalence sur l’échelle sociale des familles dans laquelle chacun a grandi : les fins de mois difficiles, le travail dur d’un père ouvrier parfois violent avec les siens. Ils ont dans leur jeunesse flirté avec les mêmes rêves de revanche, ont rencontré chacun des désillusions malgré leur relative réussite, et se retrouvent pour ce voyage de quarantenaires en plein questionnement à un carrefour de leur existence.   
Lors du voyage en lui-même, entre drogue et bières, il ne se passe rien que de très banal et répétitif. Les paysages eux-mêmes, à quelques séquences près concernant la plage ou le coucher de soleil, n’y font pas sujet non plus. Le voyage est ici d’une autre nature. Il se fait de façon désordonnée avec des allers-retours dans le temps (sur plus de vingt ans de la fin du vingtième siècle au début du suivant) et dans l’espace (la cité et l’Espagne). L’animation du récit provient de l’enchaînement des anecdotes, confidences et péripéties prenant la forme d’un feuilleton ou d’une série sur la vie de Farid, des dialogues alertes, des scènes décalées à l’effet comique et des cassures que constituent les « punchlines » de rap pour nourrir la conversation des deux voyageurs en voiture. Le rap (notamment celui du Oxmo Puccino, Rim’K ou Nessbeal pour l’Île-de-France, Nap’s le marseillais, le polonais BonusRPK, Gucci Mane ou du rap West coast) sert ici à la fois de bande-son à tout le roman, d’impulsion au récit et de rupture stylistique. Le rap donne son tempo et sa personnalité « urbaine » à ce roman résolument contemporain et l’inscrit dans la « culture-cité ». Le vocabulaire employé relève du registre de banlieue dans ces années-là et de l’oralité, avec l’ajout de mots arabes ou anglais comme les jeunes le font de plus en plus mais littérairement arrangé par l’auteur pour rester compréhensible à tous sans index. 

Au croisement du reportage sociétal, du road-movie, de l’autofiction et du polar et construit à partir d’une accumulation d’images, de situations et de sensations captées à l’état brut, sans filtre et sans jugement, ce texte parvient cependant à dépasser le docu-fiction traditionnel d’un milieu, où les apparences et les codes extérieurs sont essentiels, pour y insuffler, grâce à la distance, à l’humour, à l’autodérision et à l’expression des sentiments et questionnements des deux protagonistes, une certaine épaisseur humaine. Prenant à revers les clichés d’insécurité et de violence de ces banlieues minées par les trafics et l’argent facile, l’auteur semble avoir à cœur de contrebalancer ici le regard critique généralement porté sur cette jeunesse de banlieue désabusée, désœuvrée et sans perspective d’avenir, par l’importance de la place qu’occupe aussi chez eux des valeurs comme la fraternité, la famille, le respect et la solidarité. L’aspect rocambolesque et la drôlerie de certains épisodes comme celui du J5 (la scène où la petite bande troque ses vêtements de gars des cités pour s’habiller comme des bledards afin d’être crédibles est une vraie séquence de comédie) ajoute aussi à la positivité introduite par Matthieu Luzak dans Poudre blanche, sable d’or.   
Un texte extrêmement contemporain, sociologiquement intéressant, inattendu et plus profond qu’il n’y paraît sur le sujet peu abordé en littérature des cités du début de notre siècle et de cette jeunesse majoritairement plus résignée que révoltée, enfermée dans un carcan social où seuls les plus doués, les plus intelligents ou les plus audacieux osent se rêver un avenir.
Autre raison de lire ce roman : l’immersion dans la jeune culture urbaine fournira quelques clés aux plus âgés pour comprendre de quoi parlent leurs grands enfants, et les amateurs de rap et ceux nés après 80 y retrouveront leurs marques avec un plaisir évident. Quant à la pirouette que nous offre Matthieu Luzak pour terminer son livre, elle a de quoi en bluffer plus d’un !

Dominique Baillon-Lalande 
(27/12/21)    



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Matthieu  LUZAK, Poudre blanche, sable d’or
La manufacture
de livres

(Septembre 2021)
200 pages - 16,90 €














Matthieu Luzak,
né en 1981, a passé sa jeunesse dans le quartier populaire de La Source à Orléans. Devenu journaliste, il sillonne la France avant de s’établir à Aubervilliers. Avec Poudre blanche, sable d’or, il signe son premier roman.