Sanza, Ngungi et Molakisi sont trois enfants, orphelins ou fugueurs vivant au Zaïre, à la fin du règne de Mobutu dans la deuxième moitié des années 1990.
Sanza a coupé les ponts avec sa famille pour faire ses premiers pas d'adulte. « Rien ne peut compenser la liberté. Ni la mangeaille, ni l'argent de poche, ni la télévision... Dehors, j'étais mon propre père, ma propre mère, mon propre dieu, mon propre ancêtre, mon propre président du Zaïre. Le monde était grand, plus vaste et juteux qu'une triste vie à grimper dans le lit à 20 heures, sarcler le jardin, s'user à des devoirs scolaires. Et puis, des gars comme Le Blanc, Ngungi, il fallait être quelqu'un du dehors pour les avoir dans son sérail. » Il vivote sur le Parvis de la Poste entre petits larcins, magouilles, mendicité, cinéma avec Ngungi qui l’a pris sous son aile, bagarres et séances collectives à sniffer des solvants. « Nous étions des princes, des rois et des marquis sans lendemain, aiguisés par la colle ; la colle qui nous donnait des idées, la colle qui pourvoyait à l’inspiration, la colle qui stimulait les rêves et toujours la colle qui nous permettait de tenir la dragée haute dans ces nuits infestées d’inspecteurs des finances, de militaires mégalomanes, de vendeurs d’organes génitaux et autres quêteurs de sang à des fins sacrificielles. » L’abandon deNgungi, la défonce et la violence des autres gamins l’amèneront un peu plus tard à accepter la proposition du mystérieux Monsieur Guillaume, homme bien mis, sensible à la poésie allemande et slovène et agent du service national du renseignement. Celui-cipropose au jeune gamin des rues, pauvre et donc invisible pour la plupart, sa protection et son aide matérielle contre de menus services de coursier ou de surveillance des conspirateurs et opposants au régime, ce qui dans ce pays au bord du gouffre ne manque pas. Il se révélera un mouchard plein de talents.
Ngungi, enfant sorcier et chef de bande du parvis de la poste, suivi fidèlement par Le Blanc et Anarchiste jaloux des faveurs dont bénéficie le tout jeune Sanza, est le seul du lot à savoir lire et écrire couramment. Habile à se procurer de l’argent et à se faufiler partout sans se faire remarquer, il aurait lui aussi collaboré un temps avec Monsieur Guillaume. Quand, à peu près remis de la malaria qui lui avait fait réintégrer sa famille, il retrouve la rue, c’est flanqué de son petit frère Simba et en rival de son ex-protégé.
Molakisi a comme de nombreux Zaïrois rapidement quitté la rue pour rejoindre Lunda Norte en train afin de profiter de la confusion générale engendrée par la guerre civile en Angola pour chercher des diamants. Il semblerait que la chance lui ait sourit. Après avoir répandu la nouvelle de sa mort, il amorcera sous une nouvelle identité une conversion inattendue et spectaculaire.
Autour des gamins des rues, outre l’ambigu Monsieur Guillaume, on croise Tshiamuena, Madone protectrice et sorcière de plus de 200 ans aux vies multiples qui, entre autres, s’imagine japonaise et voue un culte à Hibari Misora, vieille star de la chanson nippone. Entre prédications délirantes et prédictions troublantes, la Madone, femme d’« une grande probité morale et extrêmement maternelle » est crainte autant que vénérée des Zaïrois comme des Angolais. Franz, écrivain autrichien un peu paumé ne se séparant jamais de la vieille valise où il accumule ses carnets de notes, bien que venu initialement écrire un roman sur les gendarmes du Katanga, ne pourra résister à la sollicitation insistante de la matriarche Tshiamuena de transcrire ses mémoires.
La nuit, tout ce petit peuple à la dérive se retrouve au « Mambo de la fête », pour boire, danser le mambo et la rumba ou montrer sa réussite. « Dans un ravissement qui frise la folie, comme si c’était la dernière rumba de son existence » chacun se laisse entraîner par la « danse du vilain », cette rumba singulière endiablée dont la version la plus longue dure « une heure trente-sept ou trente-neuf minutes, la plus courte dix-huit minutes et accessoirement dix quand le DJ baignait dans la colle ». La rumba est une consolation. « C’était cela le Mambo de la fête, le Mambo de l’amour, le Mambo de la débauche, le Mambo de l’insomnie. Les clients […] trouvaient toujours une excuse pour faire la fiesta. Tout ce beau monde vivait dans l’illusion d’un monde meilleur. L’ascèse, l’abstinence sexuelle, le jeûne et la prière, toutes ces breloques n’étaient à leurs yeux que des histoires à dormir debout. »
La danse du vilain s’inscrit dans l’Histoire du Zaïre, nom donné par Mobutu Sese Seko à l’ex « Congo-belge » et l'actuel territoire de la République Démocratique du Congo quand il en était encore le « guide suprême ». Fiston Mwanza Mujila situe son roman à Lubumbashi (chef-lieu de la province du Katanga) au moment du déclin puis de la chute du dictateur et questionne les mythes fondateurs, les non-dits et l’amnésie de ce pays qui l’a vu naître et qu’il n’a quitté qu’après ses études universitaires, il y a une dizaine d’années. La corruption, la fin de règne chaotique du « roi léopard », la rébellion et la guerre civile, les carrières minières à la frontière de l’Angola, appartiennent en propre à son histoire. La rumba, dont Papa Wemba est l'un des piliers, à la fois chronique sociale et mémoire populaire, comme élément constitutif de l’identité et de la culture congolaises y tient donc légitimement une place de choix. C’est sur cet entrelacs entre l’Histoire d’un pays où plane l’ombre de Mobutu, personnage hors du commun dont les ambiguïtés et la démesure fascinent autant qu’elles choquent, les petites histoires des gamins et adolescents pris à l’âge où l’auteur lui-même a été confronté à ce basculement entre Zaïre et RDC en 1997, entre réalité historique, ressenti et souvenirs personnels, et fiction, que se construit sous nos yeux cette fresque aussi délirante et hallucinante que cette rumba du diable qui y tient tant de place.
C’est aussi la réalité du Congo qui, entre les lignes, nous est livrée, celle de la misère, la débrouille et la violence où tout peut déraper à chaque instant, celle de ces villes modernes africaines comme Lubumbashi artificiellement créées autour des ressources naturelles comme le pétrole, le cobalt ou les diamants sans que jamais les populations en aient vraiment leur part. Et c’est à ces laissés pour compte, ces enfants des rues, ceux qui creusent les carrières de diamants ou ceux qui n’ont plus de travail, ceux qui subissent de plein fouet la faim et l’instabilité politique permanente, que Fiston Mwanza Mujila donne ici la parole.
Chaque personnage, avec sa partition propre mais toujours en écho au collectif, a son importance quant à la construction de ce récit rythmé par les apparitions et disparitions successives des protagonistes passant de la lumière des projecteurs à l’obscurité silencieuse. Cette fragmentation du récit, outre qu’elle apporte de la vivacité au roman et fait écho au tumulte extérieur et au désordre intérieur des protagonistes, a aussi pour effet de permettre à chacun, bien que le style direct et l’utilisation fréquente de dialogues et de passages à la première personne du singulier permettent au lecteur d’en connaître les pensées intimes, de conserver une part de mystère et d’ambiguïté.
La langue de Fiston Mwanza Mujila est un élément du roman à part entière. Elle est inventive, insaisissable, musicale à l’extrême et flamboyante. Portée par une langue chorale, usant et abusant des accumulations, énumérations et des métaphores comme un musicien le ferait de variations lors d’une jam, l’économie parallèle, les intrigues plus ou moins louches et la vie nocturne se parent sous la volonté de l’auteur de toutes les nuances de la fantaisie, l’émotion, la provocation et le désordre. Il en résulte un texte à la fois oral et savamment composé, dense, mouvant, vivant, rythmé, inspiré, qui sent la sueur et l’alcool, illumine la fête et la nuit, cache autant qu’il la révèle la misère. Dans ces vies que chacun s’invente emporté par les mots et soucieux du paraître plus que de l’authenticité, rêves et turpitudes étroitement s’entremêlent selon l’inspiration du moment et l’interlocuteur à séduire ou impressionner. Fiston Mwanza Mujila nous fait voyager dans la langue y cachant tour à tour de précieux joyaux ou de la trivialité, malaxant les mots pour en faire des phrases interminables qui nous capturent et nous fascinent par ses ondulations et son mystère comme un serpent. En opposition, les chapitres sont très courts et fonctionnent comme des saynètes emportées par le flot et le tourbillon d’une composition très personnelle faite pour nous entraîner dans la danse avec fièvre. La poésie et les chansons, quant à elles, ne sont jamais très loin chez cet auteur amoureux de littérature qui ici, sous couvert des interventions de Monsieur Guillaume principalement, laisse deviner quelques figures de son panthéon littéraire personnel.
C’est dans un Congo à hauteur d’humain, pétri de délires plus que de tristesse, que ce récit échevelé, plein d’énergie et d’humour nous entraîne. Un voyage coloré et peu commun à travers l’Afrique et son Histoire qui laisse le lecteur étourdi et fasciné.
Dominique Baillon-Lalande
(20/01/21)