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Nous sommes dans les années 1980, « à l’époque que les plus vieux appellent autrefois », alors que les Soviétiques ont décidé de faire construire, sur le front de mer de Praia Do Bispo en banlieue de Luanda, un mausolée en hommage au premier président de la République populaire d’Angola, père de l’indépendance, marxiste et allié fidèle de l’Union Soviétique et de Cuba. « En face de la pompe à essence, il y avait le gigantesque chantier du Mausolée, un endroit que l’on construisait pour le corps du camarade président Agostinho Neto, qui était depuis quelques années bien embaumé par des soviétiques fortiches dans l’art de maintenir un défunt agréable à contempler. » Ce roman trouve sa saveur dans le décalage permanent qu’il instaure entre la réalité post-coloniale d’une jeune république populaire issue de l’indépendance gagnée il y a moins de dix ans et le regard naïf d’un jeune narrateur curieux et insouciant qui nous la restitue. « J’aime ma vie remplie de choses que je peux raconter à quelqu’un. » Si tous les personnages s’en trouvent ainsi tendrement décalés et que la légèreté et l’humour l’emportent résolument sur le tragique, cela n’occulte cependant aucunement les conditions de vie difficiles de la population locale ni l’étonnant mélange d’Angolais, de Cubains, de Soviétiques et de Portugais qui tissent la réalité linguistique et culturelle de Luanda. La misère et l’écho de la guerre civile qui fait rage sont ici présents en creux, jamais directement exprimés mais suggérés, tapis derrière les interrogations ou les rires des gamins. Si la chaleur qui fait tant souffrir les "langoustes" sanglées dans leurs uniformes épais est très présente, il y en a aussi une autre, non climatique cette fois mais humaine, qui lie les personnages de cette communauté solidaire. La fête spontanée organisée par GrandMèreAgnette pour l’adieu à son doigt de pied amputé le lendemain, le tango proposé par le chirurgien cubain à sa patiente dans la salle d’attente de l’hôpital avant l’opération, tout comme le cérémonial des cailloux nominatifs alignés devant la boulangerie pour symboliser la file d’attente, sont des moments chaleureux de pure fantaisie qui laissent place aux bonheurs fugaces quand les incertitudes, les contrariétés et les angoisses tentent de prendre le dessus. C’est ainsi sur le contraste que le roman se construit, celui entre la froide URSS et la chaleur moite d’Angola, entre l’énergie des enfants et le fatalisme des adultes malmenés par l’Histoire, celui qui oppose la réalité d’une part et le cinéma, les télénovelas et les rêves d’autre part. C’est avec une grande habileté que l’auteur navigue ici du réel à l’imaginaire, de la gravité à la légèreté, de la douleur à la gaieté, en passant par l’humour, la tendresse, la folie et la tension. Les personnages, pour le moins hauts en couleur, et GrandMèreAgnette, le narrateur, Botardof, ÉcumeDeMer ou le chirurgien plus encore que les autres, sont dotés d’une forte personnalité et empreints d’une générosité et d’une vitalité communicatives. À l’unisson, ce récit qui n’a de cesse de réenchanter le quotidien déborde aussi d’images, d’odeurs, de goût, de bruits, de couleurs, pour dépeindre au plus près les sensations qui émeuvent les corps et les cœurs. Si le roman peut sembler désordonné, cette forme même qui incarne le côté fantasque de l’enfance, le désordre intérieur du pays et l’incertitude des populations quant à leur avenir, insuffle de l’énergie au récit sans jamais nous perdre dans ses méandres. Ondjaki, toujours avec la même fantaisie, mélange les langues, invente des mots, sculpte la langue selon ses désirs, jonglant avec les images (l’auteur après des études de sociologie s’est aussi lancé dans le cinéma) et l’évocation poétique avec un plaisir évident. « Moi j’aime dire "dexploser", on dirait un mot qui éclate, exploser c’est comme une flamme trop faible. » « Le soleil s’est enfoncé jaune dans le bleu sombre de la mer en inventant un beau coucher de soleil d’une couleur métisse que des paroles n’auraient pu expliquer. » Dans GrandMèreDixNeuf et le secret du Soviétique, si le titre ne ment pas car l’officier Botardof s’avère effectivement un sacré cachottier, il n’est pas le seul à avoir un secret. La famille du Petit a aussi les siens même si, jusqu’à la fin, le gamin comme le lecteur n’en saura pas plus sur ce nom effacé sur la pierre tombale du mari défunt de GrandMèreAgnette et sur les raisons qui poussent GrandMèreCatarina à ne jamais franchir le seuil de la maison. Ce roman surprenant, autobiographique en partie, est jubilatoire. Il a tout pour séduire et son dénouement tout pour nous surprendre. Un vent de liberté souffle sur cet hommage à l’enfance qui laisse sur les lèvres un sourire et un goût « de mangues vertes avec du sel » comme le héros les aime tant. Un pur bonheur ! Dominique Baillon-Lalande (17/03/21) |
Sommaire Lectures Métailié (Janvier 2021) 192 pages - 18,60 € Version numérique 12,99 € Traduit du portugais (Angola) par Danielle Schramm
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