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Paola PIGANI


Et ils dansaient le dimanche


« Être pauvre, c’est savoir se jeter sans état d’âme dans un ailleurs. » En 1929, Szonja, jeune Hongroise de dix-sept ans et sa cousine Marieka à peine plus âgée, prennent le train pour Lyon. Avec le développement de la soie artificielle, la France qui a besoin de bras est venue recruter sur place, assurant le transport en train et l’hébergement durant la durée du contrat dans un internat tenu par les sœurs pour toutes les jeunes filles mineures. « Les sœurs de l’ordre du Très-Saint-Sauveur et les patrons veulent des jeunes filles prêtes à se conformer à leur devoir d’ouvrière modèle et si possible d’épouse bientôt. » Marieka, éprise de modernité et de liberté saisit aussitôt l’occasion qui se présente et Szonja, bien que moins hardie, se laisse entraîner pour fuir un avenir tout tracé dans la ferme familiale qui leur permet à peine de survivre malgré un labeur harassant et permanent. C’est « La Soie », une des plus grandes usines textiles de la banlieue lyonnaise nommée ensuite « TASE » en abréviation de Textile Artificiel du Sud-Est, qui, non sans vérifier leur résistance physique et leur aptitude au travail, les choisit pour un contrat minimum de six mois. Et même si les dix heures quotidiennes de travail debout avec des cadences infernales dans un atelier saturé de vapeurs chimiques les détruit à petit feu, être recruté chez TASE, par rapport à l’Usine Pyrotechnique proche qui détient le record des accidents matériels et humains à l’année, serait presque vécu comme une chance. Szonja, plus docile que sa cousine, s’accommode sans trop d’état d’âme du dortoir, des repas collectifs au réfectoire et de la discipline stricte imposée par les religieuses tant la fatigue six jours semaines ne la fait qu’aspirer au sommeil dès le portail de l’usine franchi. Mais le dimanche, la jeunesse des pensionnaires ouvre dès que l’opportunité s’en présente des brèches dans l’austérité ambiante pour y laisser pénétrer la fantaisie, des fulgurances de gaieté et des rires quand l’usine ne requiert pas leur présence en dernière minute avec « trois jours de mise à pied » en cas de refus. Tout est bien organisé pour que leur chemin jamais ne croise celui des hommes : ni à la promenade dominicale avec les sœurs, ni à l’usine où hommes et femmes assurent des tâches différentes (moins payées pour ces dernières et encore moins pour les étrangères, bien évidemment) et dans des bâtiments distincts. Les hommes ont pour tâche de préparer la viscose en faisant « tremper la cellulose dans la soude avant de la presser », de la « déchiqueter » et de la faire « mûrir cinquante heures à l’abri de l’air » avant qu’elle soit mélangée par une baratte avec du sulfate de carbone puis dissoute à la soude caustique. Cette phase de « désulfuration » est si nocive pour les bronches que l’atelier fournit très régulièrement du lait à ses ouvriers comme antidote. L’atelier des femmes prend ensuite le relais pour effectuer « le finissage » qui comprend le « dévidage, moulinage, étirage et flottage », « dans une odeur de poudre et d’acide ». « Les ouvriers de base sont presque tous étrangers, les chefs laborantins et mécaniciens, français, et parmi eux des Russes blancs. » Les arrivantes n’auront aucune difficulté à maîtriser le finissage car dans certains ateliers cette tâche peut être confiée à des gamines de treize ans et « aucune formation, aucune qualification n’est requise ». « On n’attend d’elles ni preuve d’intelligence, ni esprit d’initiative. » « Faudrait juste éviter de respirer, pour bien faire » ajoute l’une d’entre elles.

Si les Italiens, groupe le plus important et le plus organisé, chassés de leur pays par l’arrivée de Mussolini ne peuvent même envisager l’hypothèse de revenir dans leur pays, certaines jeunes ouvrières ou ouvriers polonais ou hongrois abandonnent et retournent chez eux à la fin de leur premier contrat de six mois. Szonja et Marieka, elles, tiendront bon. À leur majorité, Marieka quittera l’usine sans promesse de mariage pour un commerce de fleurs. Pas de retour non plus pour Szonja qui, grâce à sa « dot » (somme restant du salaire versé durant ces années une fois déduits les frais d’internat) épousera un fils de paysan français souhaitant quitter la miséreuse ferme de ses parents pour l’usine qui offre un salaire fixe dans l’espoir d’être naturalisée plus vite. Cette somme leur permettra de s’installer dans un petit appartement loué par l’usine aux jeunes couples mariés travaillant pour eux. Un « privilège » très apprécié par les ouvriers ainsi poussés par l’entreprise et l’église à rester sur place et à fonder une famille. Jean, le mari, entre alcool, violence et immobilisme ne s’avérera pas l’époux dont la jeune femme avait rêvé. Mais dès 1930, alors que le chômage et la peur s’installent, Szonja découvre la sororité et la fraternité entre ouvrières au-delà des frontières linguistiques.  Grâce à Elsa, ouvrière italienne solide, gaie et chaleureuse, elle est peu à peu adoptée par un groupe d'Italiens militants. Les menaces du fascisme et d’une guerre à venir s’affirment de jour en jour et si pour l’oublier, le dimanche, la petite troupe fait la fête, grille les poissons pêchés dans la rivière, danse pour s’affirmer autrement et libérer son corps dans la joie, on y parle aussi sérieusement de politique. La sage Szonja les écoute avec attention puis s’engage. Elsa, Bianca, Marco feront désormais partie de son univers avec dans leurs poches la chaleur que procurent la solidarité et le rêve partagé d’une vie meilleure quand le quotidien devient trop difficile. L’écho du Front populaire avec les promesses de semaine de 40h et de deux semaines de congés payés prend de l’ampleur via les syndicats, la colère monte, les grèves se multiplient et une inébranlable force de vivre amène insidieusement la discrète Szonja à participer à ce virage inespéré du destin collectif de la classe ouvrière en France.  

 

                   Et ils dansaient le dimanche est « une épopée ouvrière, cosmopolite et fragile au siècle dernier » (prologue), une fresque de l'industrie du textile en région lyonnaise des années 1929 à 1936, marquée par le paternalisme et par son recours à une main d’œuvre immigrée, vue à travers l’intimité et les regards portés sur leur quotidien par des jeunes filles puis des jeunes femmes d’origine étrangère. « Tous suivront la voie tracée dit-on par MM Gilet et Chatin. De bons patrons (…) convoitant depuis 1923 une main d’œuvre servile et bon marché, qui ont cru à l’avènement de la viscose, cette soie artificielle dont se vêtent déjà à bas prix les femmes d’Europe, dont on va pouvoir fabriquer les meilleurs parachutes pour la prochaine guerre. »


Ce docu-fiction très bien documenté s’articule en trois parties : le transfert et la découverte de Tase ; le quotidien au travail de la communauté cosmopolite ; et enfin l’explosion de colère face à la récession et les luttes ouvrières avec l’apparition du Front populaire. Même si Szonja, personnage croqué avec finesse et respect qui acquiert au fil de cette histoire une véritable épaisseur en constitue le fil rouge, elle n’en est pas le véritable sujet. À travers la voix de cette femme ordinaire et son évolution, c’est toute une classe qui s’exprime. Ce n’est ni une des icônes féministes oubliées par l’Histoire, ni une héroïne à laquelle on s’identifie. On se contente de cheminer aux côtés de cette jeune émigrée hongroise avec intérêt et bienveillance dans sa découverte de l’organisation paternaliste du monde industriel de ce début du vingtième siècle (et pas seulement celle du textile), des liens qui unissent les patrons et l’Église, du travail à Tase, de la réalité quotidienne des ouvrières dans les ateliers ou en dehors. Ce n’est pas sa vie intime, familiale, amoureuse, conjugale qui pèse le plus ici mais ce que son expérience nous révèle sur les conditions de travail et de vie de la classe ouvrière à cette époque.  

Ancré dans une page d’histoire couvrant la France durant une vingtaine d’années, Et ils dansaient le dimanche présente encore par certains aspects des correspondances notables avec notre monde du travail contemporain qui, par exemple, est loin de prendre en compte la pénibilité des tâches ou, et, sa dangerosité pour la santé de ceux qui les effectuent. De même les problématiques de l’égalité des salaires homme/femme et du traitement des immigrés (racisme, sous-paiement, variable d’ajustement éjectable) très présentes dans le récit nous renvoient sans trop avoir vraiment besoin d’imagination à une réalité très actuelle. Même si ce sont les usines qui aujourd’hui se délocalisent et que l’industrialisation a laissé place à une société des services, que la réalité de l’emploi de 2021 n’a plus grande ressemblance avec celle du siècle dernier, il n’en reste pas moins qu’un nombre certain de travailleurs immigrés dorénavant clandestins demeurent sans droits,  employés sans contrat et à la journée, que les cadences infernales et les maladies ou accidents liés au travail perdurent dans les services comme dans les usines, et qu’une fraction de la population peine à survivre du fruit de son travail. Les inégalités aussi demeurent. Au-delà de sa valeur de témoignage et d’hommage aux ouvrières lyonnaises de la viscose à la veille du Front populaire, Et ils dansaient le dimanche,  en s’attachant prioritairement aux conditions de recrutement et d’emploi des ouvriers de l’époque avec pour jauge le respect des êtres humains, peut donc aussi être vu comme une dénonciation des conditions de travail imposées de nos jours et de façon universelle dans certains secteurs d’activité aux employés et ouvriers quand elles ne respectent ni l’égalité, ni la dignité humaine et instrumentalisent la misère d’un certain nombre d’entre eux au profit de quelques-uns.

Comme son titre le suggère magnifiquement, Paola Pigani pour ce tableau ne s’inscrit pas dans un naturalisme mélodramatique mais nous offre une histoire sensible, pleine de petits bonheurs comme ce bal du dimanche qui permet le temps d’une soirée de poser son fardeau et de se réchauffer le cœur au feu des autres. Pris sous l’angle de la générosité et l’entraide ce récit se mute alors en profond message d’espoir dans l’humanité quand celle-ci œuvre collectivement à la dignité pour tous. S’y entendent aussi un véritable credo dans l’action et la lutte et une ode à la solidarité avec ceux qui relégués dans l’ombre et tout juste autorisés à fournir leur force de travail pour parvenir à se nourrir mais éternellement niés dans leur aspiration et leur droit à un traitement plus juste, plus égalitaire et plus respectueux. Le personnage même de Szonja, capable malgré la fatigue et les coups d’aller se ressourcer et rêver près du château aux abords du canal pour chasser la tristesse, de se laisser émouvoir par les notes du vieux violoniste polonais de sa cage d’escalier ou de se souvenir avec une douce nostalgie de l’odeur de l’herbe coupée dans son village natal quand le fermier apporte le lait au pensionnat et à l’usine, permet, tout comme celui d’Elsa, de mettre ici un instant en suspens la dureté du quotidien pour laisser une douce légèreté s’infiltrer. Ce personnage secondaire du laitier, anonyme à peine esquissé, porteur d’une simplicité, d’une poésie et doté d’un regard bienveillant sur ce qui l’entoure, apporte aux scènes où il intervient une note de fraîcheur inattendue et porteuse d’émotion, et ce tout particulièrement lorsqu’il vient à la rencontre des femmes en grève pour leur porter du lait et des pommes en un soutien muet et discret.

Paola Pigani adapte son style selon la nature immédiate des scènes qu’elle raconte. Les phrases qui décrivent le travail et la vie à l'usine sont brèves, hachées, reproduisant le rythme pressant de l’usine et ce silence que seul le bruit des machines vient envahir puisque parler y est interdit aux ouvrières, mais quand hors de l’atelier la place est donnée aux sentiments ou aux émotions, le style se modifie et l’autrice prend alors le temps de jouer avec les détails, les nuances et les images. Qu’elle décrive le corps souffrant, le deuil ou la violence comme les regards timidement échangés, l’amour, l’amitié ou l’espoir, le ton est toujours juste et le registre du vocabulaire choisi fait preuve de discernement, de sensibilité et d’une délicatesse respectueuse. Paola Pagani se fait ici le scribe consciencieux et modeste de la réalité peu explorée du Front populaire en province non seulement de la réalité du travail mais aussi de ce quotidien sans éclat fait de gestes toujours semblables aussi répétitifs que ceux imposés jusqu’au dégoût à l’atelier. Les scènes de bal au son de l’accordéon y jouent le rôle des étoiles dans la nuit : « Il danse comme il vit la politique, oscille entre l’espoir et la peur. Il voudrait tourner, virer, jusqu’à s’épuiser, oublier les ailes noires qui planent à l’horizon (…) Il marche sur les pieds d’Elsa (…) Il perd le rythme et s’en remet à celle qui lui saisit à nouveau les mains et mène la danse à son tour sans plus regarder son visage perdu. Elle s’oublie dans le temps plein de la valse. » « On ne parle pas en travaillant, on ne parle pas en dansant, pense Szonja qui lève enfin son visage à hauteur de ses yeux de source. La musique des accordéons et des cuivres bat à ses tempes. Marco la fait pivoter sur ses talons et l’emporte (…) Szonja n’est plus qu’une onde dans ses bras. (…) Ils dansent dans la lumière et la poussière heureuse, au rythme de ceux-là qui tournoient un peu plus loin. La nuit tangue, les verres se vident, on a retrouvé souffle dans l’effort humain. Demain sera un autre jour. »
Ce roman historique et social sans véritable intrigue qui suit pas à pas Szonja et ses sœurs à la hauteur et au rythme du quotidien, sans discours ni effets et à un niveau collectif, qui nous raconte les incidences d’une révolution technologique et industrielle sur l’humain, est de bout en bout chaleureux et fraternel. L’industrialisation ne s’est pas contentée de mécaniser la production  transformant les  conditions de travail des ouvriers dans les ateliers pour parvenir à une production de masse, elle a en le faisant contribué à la création du prolétariat et généré la lutte de classe. Dans son sillage on trouve déjà l’amorce de l’exode rural et de la désertification des campagnes pour une concentration des populations en périphérie des villes dans des cités dortoirs dont la modernité soudain fait rêver. Des phénomènes sociologiques d’importance qui marqueront tout le vingtième siècle.

Et ils dansaient le dimanche est un livre généreux et important sur le monde ouvrier, fait de sueur, de douleurs mais aussi de luttes, de petites joies, d’amour, d’émotions, avec des mots aussi simples que justes pour dire l’amour de la vie, la fraternité, l’espoir et la beauté. Comme les danseurs du dimanche, on se laisse emporter dans la valse avec une chaleur qui monte aux joues et au cœur. Un grand livre.      

Dominique Baillon-Lalande 
(18/10/21)    



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Liana Levi

(Août 2021)
240 pages - 19 €

Version numérique
14,99 €












Paola Pigani,
née en 1963 dans une famille d’immigrés italiens installés en Charente, poète, nouvelliste et romancière, a déjà publié une quinzaine de livres.



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