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Rafael REIG


Des chrysanthèmes jaunes


            Je suis déjà convaincu qu’il ne se passe jamais rien de vrai dans le monde réel, et que les grandes personnes vivent un simulacre dans lequel elles font semblant d’être préoccupées par la stabilité de la démocratie, le prix du pétrole, la menace terroriste ou toute autre ombre sur la paroi de la caverne ; et elles ressentent la nostalgie de leur enfance, pleine de douleur et de peur, de violence et de honte, mais où tout ce qui se passait était pour de vrai.

            Pedrito Ochoa ne se remet effectivement jamais de son enfance. C’est sûr, il l’a rencontrée très tôt, la réalité, dans cet orphelinat tenu par des religieuses brutales et âpres au gain, chargées de redresser les enfants de ceux, morts ou emprisonnés, que le régime de Franco et l’église considèrent tous comme des communistes criminels, qu’ils soient opposants politiques ou gangsters, ils sont tous jetés dans le panier de l’opprobre et leurs enfants avec.

Je ne me souvenais pas non plus du visage de mes parents, mais je savais que ma mère était morte et mon père en prison. Les bonnes sœurs nous disaient toujours de ne pas penser à eux, d’essayer de les oublier pour ne pas finir abandonnés de la main de Dieu. Nous avions en nous leur sang mauvais […]. Elles nous traitaient d’abrutis, d’empotés, de fainéants, de bons à rien, d’andouilles, de mollassons, de têtes de linottes, de corniauds ou de bêtes apocalyptiques […]  Nous devions être incorrigibles, parce qu’elles nous grondaient pour tout […] Alors nous recevions des calottes, des gifles, des punitions, des philippiques et des sermons, quoi que nous fassions, aussi immobiles que nous restions.

  Les seuls sentiments d’empathie, d’amitié, d’amour, c’est pour ses compagnons d’infortune que Pedro les ressent, et ça va le suivre toute sa vie. Les bonnes sœurs qui les éduquent méchamment resserrent à tout jamais le lien qui les unit contre le malheur dans lequel ils ne savent même pas qu’ils vivent. Tout, dans le récit que nous rapporte Pedro Ochoa est présenté comme une bonne blague, une des farces plus ou moins cruelles que les enfants subissent, se font subir, dans ce bagne, comme un jeu. Le livre s’ouvre sur les funérailles d’un de leurs compagnons de misère, mort de ne pas avoir été soigné ou de mauvais traitement ou les deux. Le lecteur ne sait pas encore car il assiste à cette cérémonie avec les yeux du narrateur qui, à ce moment-là, est un enfant obnubilé par le pauvre trésor qu’il a volé au petit mort, une capsule de Cinzano, et est troublé par sa sœur, la belle Mercedes, dont il a la chance de tenir la main le jour de l’enterrement où les orphelins doivent déposer sur le cercueil un chrysanthème jaune. Cette culpabilité, cet amour, la mort suspecte de ce garçon qu’il n’aimait pas et les aventures de Sandokan, un pirate propulsé vers la gloire,qu’il lit par épisode à son compagnon de chambrée, son seul ami, un enfant rêveur et fragile, binoclard comme lui, le marquent à vie.  Quand Pedrito éberlué de sortir de l’orphelinat, bien avant l’âge de la majorité, comme tous ceux enfermés là, ses grands-parents, petits bourgeois étriqués, se souvenant tout à coup de lui, par intérêt, il se jure, devant le « Grand Avenir » qu’on lui présente, et par fidélité à l’ami avec qui il se passionnait pour les aventures de Sandokan, de devenir monstrueusement riche. Mais le chemin de la gloire, comme dans les livres d’Emilio Salgari, est semé d’embuches !

On va suivre alors ce drôle de personnage devenu adolescent, de moins en moins visité par une Vierge hyper sexy qui ressemble aux images érotiques que les orphelins de l’internat obtiennent sous le manteau, cartes à jouer, objets de tous les fantasmes, qu’ils convoitent, s’échangent, se volent. On va le suivre chez les bourgeois jusqu’à l’âge adulte, dans l’Espagne des années 70, qui va, après la mort de Franco, se dévergonder et passer aux oubliettes ces années de plomb.

Mais on sent que pour le narrateur, ce passé ne passe pas. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard, si le meilleur ami de Pedro, dans sa nouvelle vie, Carlon, fils de franquistes richissimes et dépravés, enquête sur tout et devient, adulte, commissaire, comme pour répondre aux interrogations de Pedro, sur son passé volé et éclaircir le passé trouble de ses propres parents.  Malgré la drôlerie, l’absurdité, la distance avec lesquelles Pedro Ochoa, devenu Pedro Leta, (nom proche de celui du fleuve de l’oubli, le Léthé) obligé de porter le nom de ses grands-parents pour gommer celui de son père, nous raconte sa vie, la vie des « gens charmants » qu’il fréquente désormais, ce passé, cette bonne blague qu’on lui a faite, enfant, à lui et à ses copains, l’enchaîne à eux et lui laisse de manière indélébile, un goût amer.

Sylvie Lansade 
(19/03/21)    



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Rafael  REIG, Des chrysanthèmes jaunes
Métailié

(Février 2021)
352 pages - 22 €

Version numérique
12,99 €



Traduit de l’espagnol par
Myriam Chirousse















Rafael REIG,
né en Espagne en 1963,
a vécu son enfance en Colombie avant de revenir étudier à Madrid. Il a enseigné la littérature aux Etats-Unis et s’est récemment installé
comme libraire.