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Lydie SALVAYRE


Rêver debout

« Monsieur, je vous le dis tout net, je ne suis pas d’humeur à rire, et les façons dont vous traitez votre Quichotte ne sont pas de mon goût. Vous prétendez que son cerveau, tout empli des fadaises qu’il a lues dans les livres et qu’il croit véridiques, l’amène à commettre des actes insensés. Est-il insensé de considérer que la littérature n’est pas lettre morte, parure de cheminée, boniment inutile, mais plutôt lettre vive, ardente, expérience intime qui bouleverse la vie ? Est-il insensé de se révolter contre les saloperies dont nous sommes témoins et de leur livrer bataille avec les moyens du bord, quitte à se casser la gueule ? Est-il insensé de vouloir faire rempart et appui des déshérités de toutes sortes, au risque de déplaire à la Santa Hermandad qui veille à ce que rien ne nuise à sa Très Sainte Église comme à sa Très Catholique Majesté ? Préférez-vous que l’indifférence, la résignation ou l’abdication deviennent notre lot, et que nous regardions sans piper les misères des autres dès lors qu’elles ne nous regardent pas ? »
Ces toutes premières lignes de Rêver debout annoncent d’emblée la couleur : à la manière de l’impulsif Don Quichotte, ici l’attaque sera franche, directe, mordante et sans préambule. Bien qu’elle admire fort l’auteur du célèbre « Don Quichotte de la Manche » (1605), « premier best-seller espagnol après la Bible » et reconnu internationalement comme le premier roman moderne, Lydie Salvayre écrit à Cervantes une quinzaine de lettres remplies d’une feinte colère et de reproches non dénués d’humour pour avoir permis à la postérité de réduire ce héros à la seule image d’un pourfendeur de moulins à vent. Elle endossera donc la robe de l’avocate pour défendre cet idéaliste généreux épris de liberté et de justice, ce héros rabaissé au rôle de vieux fou ridicule dont les gesticulations ne prêtent qu’à la moquerie, pour, à travers une relecture personnelle de ses cocasses mésaventures, le réhabiliter et lui redonner la gloire qu’il mérite. « Avec une mauvaise foi amoureuse dont je suis tout à fait consciente, je voudrais prendre une part, si mince fût-elle, au projet de restituer au personnage du Quichotte son incorrigible bonté, sa radicale insubordination et son courage si généreux. »

Alors se dessine le Quichotte fantasmé de Lydie Salvayre : un idéaliste ayant quitté le confort de son confinement dans sa bibliothèque – qui fait bien évidemment écho à celui connu par l’auteure et nous tous lors de la pandémie de Covid19 – pour se confronter au réel et ainsi « réconcilier le penser et l’agir ». « Finies les aventures par procuration [...] lui le rêveur magnifique, lui qui avait pour oreiller l’infini, va endosser tout le poids de la réalité et l’éprouver en son âme et son corps. » « Il décida d’aller habiter le monde, s’y frotter, s’y cogner, s’y perdre et se mêler aux autres, à tous ces autres dont il ignorait jusqu’ici l’existence. Il continua de rêver, mais debout, dans le monde, et parmi les femmes et les hommes de son temps. » Quichotte qui rejette le pouvoir, les institutions et les puissants « ne se réclame jamais des autorités en place pour légitimer ses actions, mais peut les pourfendre sans le moindre état d’âme s’il les estime injustes, malvenues ou horriblement barbares ». « Vivant de peu, soucieux des autres, engageant une lutte sans merci contre les salauds de tout poil [...] le Quichotte est foncièrement sincère et désintéressé. Éthiquement irréprochable, ou presque. » L’autrice non sans provocation en fait par extension un anarchiste solitaire que ne guident que « l’amour de la liberté et le sens de la justice » et qui « n’escompte nulle gratitude, nulle médaille, [...] nulle reconnaissance ». Elle en fait aussi un marxiste dans la scène où Quichotte sauve un valet des coups de son maître en s’indignant contre ce dernier comme on peut le faire « contre ceux qui exploitent la force des autres, qui les usent, qui leur suce le sang et qui les épuisent en vue de leur propre profit ».
Si malgré son courage le « chevalier frêle et harnaché à la diable » rencontre dans sa quête bien des déboires, c’est que « son ambition de départ est titanesque et son combat colossal et [...] qu’il ne sait, ou ne peut, ou ne veut comprendre que l’importance ou la faiblesse des moyens sont le nerf de la guerre, et que la cause la plus noble ne peut être gagnée si elle n’a pour soutien un peuple, un parti, une armée, des frères… C’est sa faiblesse. » Mais cet échec n’est pas personnel car « un tel combat ne peut jamais se clore, [...] les efforts qu’il exige sont à reconduire sans cesse puisque rien n’est acquis aux hommes pour toujours et surtout pas la liberté et surtout pas la justice. »
« Puisque vous faites de votre Quichotte un looser, permettez-moi de vous dire, Monsieur, qu’il est un looser magnifique. Car s’il échoue au regard du but qu’il s’est assigné, il réussit toujours et en tout lieu à créer du vivant. [...] Partout où le sommeil menace il bouscule, il interroge, il secoue les évidences, fait trembler les repères, délie les langues, mobilise les affects, déstabilise les routines, crée des appels d’air et ce que Guy Debord, un penseur de ma génération, appelait "des situations". »

Mais qu’est Quichotte sans son comparse ? Le Sancho Panza de Lydie Salvayre n’est pas qu’un paysan rustre, inculte, sot et peureux aux jeux de mots discutables, c’est « l’homme des arrangements », doué d’un « courage têtu, quotidien, modeste, sans lyrisme ni démonstration » mais « loyal, fidèle et tendre ». C’est le complice, le protecteur, le confident, le compagnon d’un maître qui le traite comme son égal. Dans ce couple mythique fait de contrastes, chacun respecte l’autre et le complète. Quand Quichotte rêve et tutoie les étoiles, son fidèle écuyer, plein de bon sens et les pieds profondément ancrés dans la terre, tient fermement le fil du cerf-volant pour qu’il ne s’envole, pour qu’il redescende et se pose sans se briser. Quand celui-ci s’emporte et ferraille, il reste près de lui pour le relever après la bataille et fait ce qu’il peut pour secourir son corps et son âme meurtris. À eux deux, ils forment une alliance idéale de l’utopie et du concret, qui n’est pas pour Lydie Salvayre, sans faire écho à la figure tutélaire de sa mère déjà longuement évoquée dans Pas Pleurer en 2014. Elle retrouve ainsi chez Sancho le bon sens populaire et le franc-parler de celle-ci, alors qu’elle dit du Quichotte : « comme ma mère, il n’est pas espagnol pour rien. Pas du genre à baisser les bras ni à abandonner la partie. La résignation, connaît pas ! ». « Le Quichotte et le Sancho forment un couple qui est, d’une certaine manière, notre miroir. Les deux en nous cohabitent. Nous nous reconnaissons dans l’un comme dans l’autre, selon les jours et nos chagrins. » Une fois encore, l’auteure fait avec facétie reproche à Cervantes d’avoir attribué à Sancho Panza, l’homme du peuple (c’est-à-dire fils de personne), un «  nom qui sonne comme un sobriquet péjoratif », et de l’avoir fait « petit, trapu et les jambes grêles, forcément glouton et mangeur d’ail, forcément débiteur de proverbes lourdingues, et forcément avachi sur son baudet tel un sac de patates » alors que Quichotte, l’hidalgo (c’est-à-dire fils de quelqu’un) est présenté comme « un excentrique peut-être, mais d’une solennelle dignité et d’une noble prestance sur sa monture.[...] Voyez-vous, cette disparité dans leur allure et leur maintien qui me paraît tout à fait liée à la projection sur eux de vos catégories sociales me contrarie.[...] Mais je me dois, Monsieur, de faire amende honorable et vous rendre justice. Car [...] au fil des pages, votre regard sur eux s’émancipe de toute logique discriminante, de toute hiérarchie sociale, et les arrache à leur statut jusqu’à, parfois, inverser leur rôle. »

Autre personnage qui ne peut être passé sous silence quand on évoque Don Quichotte de la Manche, la fameuse Dulcinée, campagnarde robuste, inculte et gaie que le « chevalier-poète » dont la figure n’est pas si triste prend pour une princesse et qui n’en a jamais rien su. Il lui porte un amour aussi intense et fou que secret et platonique qui l’éclaire, lui apporte dans sa lutte une énergie nouvelle, renforce son courage et arme son bras. « C’est qu’il a tout compris, cher Monsieur. C’est qu’il a compris que l’éloignement ou l’absence engendraient l’appel d’air qui donne à l’amour son essor. Il a compris que la privation et le manque exacerbaient follement le désir. [...] Il a compris aussi qu’amour signifiait leurre, duperie, aveuglement [...] Il a compris que pour ne point risquer un inévitable fiasco, il fallait se garder d’approfondir le gouffre entre l’illusion délicieuse, littéraire et somme toute très confortable et l’impitoyable réalité. [...] Il a compris que l’amour de près, l’amour domestique et bien réglementé, ne pouvait longtemps demeurer sur les cimes et engendrait fatalement déceptions, amertume, criailleries et toutes sortes d’emmerdements. [...] il a compris surtout qu’amour signifiait sexe et que le sexe était véritablement totalitaire, qu’il vampirisait la cervelle, la troublait, la torturait, l’obscurcissait. » Pour lui, « Pas de cajoleries [...] pas de participation à l’œuvre procréatrice bien que fortement applaudie par la Nation et Notre Mère l’Église. »
Autre femme en avance sur son temps dans ces aventures de la « très misogyne Espagne » de l’époque, Marcelle, jeune et jolie fille sauvage, solitaire et voulant le rester, accusée d’avoir poussé au suicide un des jeunes hommes qu’elle éconduisait quand ils la poursuivaient. Dans un discours féministe et politique peu convenu qui commence par : « Je suis libre et c’est pour garder ma liberté que j’ai choisi la solitude des champs » et se termine par : « J’ai le goût de la liberté et ne veux pas être asservie » la jeune fille s’explique avant de fuir dans les bois. Ces plaidoyers contre la vie maritale et pour l’émancipation de la femme, surprenantes vu la date de parution du Don Quichotte, réjouissent fortement (on s’en doute) notre auteure contemporaine qui voit là en Cervantes un pré-féministe non-reconnu.
Lydie Salvayre remarque aussi que, comme par hasard, la plupart des auteurs (surtout masculins) ayant analysé Don Quichotte ont tout simplement occulté cette audacieuse prise de position sociétale de ce grand écrivain espagnol dans ce roman qu’elle considère, pour les multiples raisons évoquées auparavant et pour celle venant d’être énoncée, éminemment moderne, audacieux et subversif. « Cet homme quoique fragile en apparence, possède une puissance d’affirmation, une puissance de rupture, une puissance de refus devant ce qui est censé aller de soi, en un mot : une puissance politique au sens noble du terme [...] Son souhait, en quelques mots, est de faire advenir une humanité plus juste, plus haute, plus mélodieuse et où personne ne fera plus s’agenouiller personne, une humanité où s’inventeront de nouvelles façons de vivre et de lier des liens sans que les pouvoirs despotiques aillent y fourrer leur nez. » La façon dont l’écrivain a rusé avec la censure de la très catholique Espagne de 1605 pour faire éditer son roman sans risquer une condamnation en confrontant dans son récit son pourfendeurs de moulins à vent et son écuyer à des aventures burlesques afin de masquer la critique politique et sociale qu’il y portait par le rire, force également son admiration.

Pour aborder sur les pas de Quichotte les sujets sociaux, politiques, littéraires et philosophiques qui lui sont chers, avec un parfait anachronisme pleinement assumé, Lydie Salvayre en appelle à une bonne quarantaine d’écrivains, philosophes, peintres, scientifiques, de l’antiquité à nos jours, pour étayer son propos. Ainsi en sera-t-il de Hugo et Pasolini pour illustrer le rapport de l’écriture à la réalité ou d’Artaud quand elle évoquera la folie supposée du Quichotte :    
« Je dis, Monsieur, que le Quichotte perçoit parfaitement la réalité, mais qu'il la perçoit depuis ce que Victor Hugo appelle le "Promontoire du songe". Et depuis ce promontoire qui le porte aux confins du visible, la réalité qu'il découvre acquiert soudain une autre dimension [...] Il peut [...] découvrir des abîmes là où d’autres ne voient que leurs pieds ; apercevoir l’horreur là où d’autres ne voient que des insignifiances ; et sur certains visages reconnaître une splendeur devant laquelle la plupart d’entre nous sont aveugles. Il voit plus. Il voit loin. Il voit autrement. »
« Cette littérature dont il s’est abreuvé, il va la porter à la vie, il va la jeter à l’air libre, il va la secouer, il va l’épousseter. Il va la salir. Il n’y a pas d’autre poésie que l’action réelle, écrivait [...] l’insolent Pier Paolo Pasolini. [...] Le Quichotte va greffer son rêve libre, inutile [...] sur une réalité concrète, brutale [… et] faire le pari d’élargir la réalité aux dimensions de son rêve. »   
« Vous ne manquez jamais une occasion de rendre votre Quichotte grotesque et de le taxer de fou quand d’autres simplement l’appelleraient poète, philosophe ou génie. [...] Je vous accorde qu’il est fou, si l’aliéné est un homme qui a préféré devenir fou, dans le sens où socialement on l’entend, plutôt que de forfaire à une certaine idée supérieure de l’honneur humain. C’est Antonin Artaud qui en donne la définition et elle va comme un gant à Quichotte, lui qui ne peut que s’insurger contre toute injustice car il y va, déclare-t-il de son honneur de chevalier. »

Outre ces fausses critiques adressées à Cervantes qui nous permettent de pénétrer ce classique de façon dynamique et ludique, l’analyse personnelle et orientée qui l’accompagne et les louanges admiratives adressées par Lydie Salvayre au créateur du roman moderne, Rêver debout est aussi un livre-manifeste sur notre société contemporaine. Enjambant allègrement les quatre siècles qui nous séparent de Don Quichotte avec d’audacieux rapprochements qui semblent soudain relever de l’évidence et s’enchaînent presque naturellement, elle pointe du doigt l’injustice, le mépris de classe, la domination des hommes sur les femmes, celle des riches sur les pauvres, celle du pouvoir sur les populations et la soumission de tous au dieu Argent. Ce faisant, elle nous interpelle sans ménagement sur les dysfonctionnements de notre monde contemporain, sur notre passivité bovine et sur les vertus irremplaçables de la littérature pour élargir nos horizons. Ce roman est une invitation claire à défendre ses convictions comme le fait ce "vaillant chevalier à la triste Figure" adepte de la démesure, ce rebelle à l’implacable radicalité, ce personnage subversif doté d'une bonté et d'un courage sans limite. Lydie Salvayre s'emporte, s'indigne, force les portes et déplore avec véhémence la déconsidération dans laquelle l’utopie (qui n’est qu’une réalité en avance sur son temps) et l’idéologie sont aujourd’hui tenues. « Votre livre m’éclaire sur mon actualité et me révèle [...] que cette violence monstrueuse que vous nous jetez à la gueule s’est continuée jusqu’à nos jours, mais plus endimanchée qu’autrefois, plus subreptice, plus captieuse, plus insinuante et cachant mieux ses dessous sales. Elle se raffine même au fil des ans et prend cent masques divers en se parant de cent prétextes. [...] violence banalisée, massive, mondiale, et à laquelle nous nous accoutumons comme à un poison dilué. »

La romancière inscrit ses pas dans ceux de Cervantes pour dérouler ce roman épistolaire avec une écriture qui, comme celle du "maître", glisse en toute souplesse d’un niveau de langue soutenu et lyrique à un parler prosaïque et populaire. De ce mélange heureux sort un texte drôle, érudit, poétique, généreux, provocateur, brutal et nourri de formules-chocs : « Un costume ça se jette [...] et une fois jeté, qui peut distinguer le sage du dément ou le riche du pauvre ? », « Il espérait vivre une extraordinaire épopée et faire de sa vie le plus beau des chefs-d’œuvre. Son aventure est une farce dont il est le dindon ». Il est également régulièrement traversé par de longues digressions et parfois par quelques références intimes.

La fraternité entre le Quichotte et Lydie Salvayre est évidente. Tous deux partagent les mêmes révoltes face aux inégalités et aux injustices, le même goût pour la liberté, le même idéalisme radical et la même envie d’en découdre. En lanceurs d’alerte littéraires que quatre siècles séparent, ils cherchent pareillement à réveiller leurs concitoyens, les exhortent à conjuguer penser et faire pour Rêver debout, à se révolter, à s’engager dans la lutte, à agir enfin car rien ne se fera sans eux. Collectivement ajoute Lydie Salvayre.
Ce roman est aussi un profond hommage à la lecture et la littérature qui nourrissent l’esprit pour armer le bras.
« Don Quichotte est notre frère. Notre frère rêveur en un monde brutal [...] qui dit non à l’insupportable injustice, comme à l’indifférence blasée ou au consentement mou à ce qui pourrait un jour nous mener cap au pire. Ce frère, cher Monsieur, cette pure figure de fiction [...] nous est une présence chaque jour plus nécessaire et plus précieuse. Car c’est grâce aux brèches ouvertes par le Quichotte et les allumés de son espèce dans les murs qui nous cernent, que le monde reste encore vivable et encore désirable. Monsieur Cervantes, merci. », conclut l’autrice en dernière page.     
Un beau moment de lecture. Un livre original, engagé, passionnant, jubilatoire, impertinent et pertinent qui emporte et qui vous fera relire Don Quichotte de la Manche d’un œil neuf.    

Dominique Baillon-Lalande 
(08/11/21)    



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Le Seuil

(Août 2021)
208 pages - 18 €



















Lydie Salvayre,
née d'un couple de républicains espagnols exilés dans le sud de la France, devenue psychiatre, a publié une vingtaine de livres et reçu le prix Goncourt en 2014.


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