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« Monsieur, je vous le dis tout net, je ne suis pas d’humeur à rire, et les façons dont vous traitez votre Quichotte ne sont pas de mon goût. Vous prétendez que son cerveau, tout empli des fadaises qu’il a lues dans les livres et qu’il croit véridiques, l’amène à commettre des actes insensés. Est-il insensé de considérer que la littérature n’est pas lettre morte, parure de cheminée, boniment inutile, mais plutôt lettre vive, ardente, expérience intime qui bouleverse la vie ? Est-il insensé de se révolter contre les saloperies dont nous sommes témoins et de leur livrer bataille avec les moyens du bord, quitte à se casser la gueule ? Est-il insensé de vouloir faire rempart et appui des déshérités de toutes sortes, au risque de déplaire à la Santa Hermandad qui veille à ce que rien ne nuise à sa Très Sainte Église comme à sa Très Catholique Majesté ? Préférez-vous que l’indifférence, la résignation ou l’abdication deviennent notre lot, et que nous regardions sans piper les misères des autres dès lors qu’elles ne nous regardent pas ? » Alors se dessine le Quichotte fantasmé de Lydie Salvayre : un idéaliste ayant quitté le confort de son confinement dans sa bibliothèque – qui fait bien évidemment écho à celui connu par l’auteure et nous tous lors de la pandémie de Covid19 – pour se confronter au réel et ainsi « réconcilier le penser et l’agir ». « Finies les aventures par procuration [...] lui le rêveur magnifique, lui qui avait pour oreiller l’infini, va endosser tout le poids de la réalité et l’éprouver en son âme et son corps. » « Il décida d’aller habiter le monde, s’y frotter, s’y cogner, s’y perdre et se mêler aux autres, à tous ces autres dont il ignorait jusqu’ici l’existence. Il continua de rêver, mais debout, dans le monde, et parmi les femmes et les hommes de son temps. » Quichotte qui rejette le pouvoir, les institutions et les puissants « ne se réclame jamais des autorités en place pour légitimer ses actions, mais peut les pourfendre sans le moindre état d’âme s’il les estime injustes, malvenues ou horriblement barbares ». « Vivant de peu, soucieux des autres, engageant une lutte sans merci contre les salauds de tout poil [...] le Quichotte est foncièrement sincère et désintéressé. Éthiquement irréprochable, ou presque. » L’autrice non sans provocation en fait par extension un anarchiste solitaire que ne guident que « l’amour de la liberté et le sens de la justice » et qui « n’escompte nulle gratitude, nulle médaille, [...] nulle reconnaissance ». Elle en fait aussi un marxiste dans la scène où Quichotte sauve un valet des coups de son maître en s’indignant contre ce dernier comme on peut le faire « contre ceux qui exploitent la force des autres, qui les usent, qui leur suce le sang et qui les épuisent en vue de leur propre profit ». Mais qu’est Quichotte sans son comparse ? Le Sancho Panza de Lydie Salvayre n’est pas qu’un paysan rustre, inculte, sot et peureux aux jeux de mots discutables, c’est « l’homme des arrangements », doué d’un « courage têtu, quotidien, modeste, sans lyrisme ni démonstration » mais « loyal, fidèle et tendre ». C’est le complice, le protecteur, le confident, le compagnon d’un maître qui le traite comme son égal. Dans ce couple mythique fait de contrastes, chacun respecte l’autre et le complète. Quand Quichotte rêve et tutoie les étoiles, son fidèle écuyer, plein de bon sens et les pieds profondément ancrés dans la terre, tient fermement le fil du cerf-volant pour qu’il ne s’envole, pour qu’il redescende et se pose sans se briser. Quand celui-ci s’emporte et ferraille, il reste près de lui pour le relever après la bataille et fait ce qu’il peut pour secourir son corps et son âme meurtris. À eux deux, ils forment une alliance idéale de l’utopie et du concret, qui n’est pas pour Lydie Salvayre, sans faire écho à la figure tutélaire de sa mère déjà longuement évoquée dans Pas Pleurer en 2014. Elle retrouve ainsi chez Sancho le bon sens populaire et le franc-parler de celle-ci, alors qu’elle dit du Quichotte : « comme ma mère, il n’est pas espagnol pour rien. Pas du genre à baisser les bras ni à abandonner la partie. La résignation, connaît pas ! ». « Le Quichotte et le Sancho forment un couple qui est, d’une certaine manière, notre miroir. Les deux en nous cohabitent. Nous nous reconnaissons dans l’un comme dans l’autre, selon les jours et nos chagrins. » Une fois encore, l’auteure fait avec facétie reproche à Cervantes d’avoir attribué à Sancho Panza, l’homme du peuple (c’est-à-dire fils de personne), un « nom qui sonne comme un sobriquet péjoratif », et de l’avoir fait « petit, trapu et les jambes grêles, forcément glouton et mangeur d’ail, forcément débiteur de proverbes lourdingues, et forcément avachi sur son baudet tel un sac de patates » alors que Quichotte, l’hidalgo (c’est-à-dire fils de quelqu’un) est présenté comme « un excentrique peut-être, mais d’une solennelle dignité et d’une noble prestance sur sa monture.[...] Voyez-vous, cette disparité dans leur allure et leur maintien qui me paraît tout à fait liée à la projection sur eux de vos catégories sociales me contrarie.[...] Mais je me dois, Monsieur, de faire amende honorable et vous rendre justice. Car [...] au fil des pages, votre regard sur eux s’émancipe de toute logique discriminante, de toute hiérarchie sociale, et les arrache à leur statut jusqu’à, parfois, inverser leur rôle. » Autre personnage qui ne peut être passé sous silence quand on évoque Don Quichotte de la Manche, la fameuse Dulcinée, campagnarde robuste, inculte et gaie que le « chevalier-poète » dont la figure n’est pas si triste prend pour une princesse et qui n’en a jamais rien su. Il lui porte un amour aussi intense et fou que secret et platonique qui l’éclaire, lui apporte dans sa lutte une énergie nouvelle, renforce son courage et arme son bras. « C’est qu’il a tout compris, cher Monsieur. C’est qu’il a compris que l’éloignement ou l’absence engendraient l’appel d’air qui donne à l’amour son essor. Il a compris que la privation et le manque exacerbaient follement le désir. [...] Il a compris aussi qu’amour signifiait leurre, duperie, aveuglement [...] Il a compris que pour ne point risquer un inévitable fiasco, il fallait se garder d’approfondir le gouffre entre l’illusion délicieuse, littéraire et somme toute très confortable et l’impitoyable réalité. [...] Il a compris que l’amour de près, l’amour domestique et bien réglementé, ne pouvait longtemps demeurer sur les cimes et engendrait fatalement déceptions, amertume, criailleries et toutes sortes d’emmerdements. [...] il a compris surtout qu’amour signifiait sexe et que le sexe était véritablement totalitaire, qu’il vampirisait la cervelle, la troublait, la torturait, l’obscurcissait. » Pour lui, « Pas de cajoleries [...] pas de participation à l’œuvre procréatrice bien que fortement applaudie par la Nation et Notre Mère l’Église. » Pour aborder sur les pas de Quichotte les sujets sociaux, politiques, littéraires et philosophiques qui lui sont chers, avec un parfait anachronisme pleinement assumé, Lydie Salvayre en appelle à une bonne quarantaine d’écrivains, philosophes, peintres, scientifiques, de l’antiquité à nos jours, pour étayer son propos. Ainsi en sera-t-il de Hugo et Pasolini pour illustrer le rapport de l’écriture à la réalité ou d’Artaud quand elle évoquera la folie supposée du Quichotte : La romancière inscrit ses pas dans ceux de Cervantes pour dérouler ce roman épistolaire avec une écriture qui, comme celle du "maître", glisse en toute souplesse d’un niveau de langue soutenu et lyrique à un parler prosaïque et populaire. De ce mélange heureux sort un texte drôle, érudit, poétique, généreux, provocateur, brutal et nourri de formules-chocs : « Un costume ça se jette [...] et une fois jeté, qui peut distinguer le sage du dément ou le riche du pauvre ? », « Il espérait vivre une extraordinaire épopée et faire de sa vie le plus beau des chefs-d’œuvre. Son aventure est une farce dont il est le dindon ». Il est également régulièrement traversé par de longues digressions et parfois par quelques références intimes. La fraternité entre le Quichotte et Lydie Salvayre est évidente. Tous deux partagent les mêmes révoltes face aux inégalités et aux injustices, le même goût pour la liberté, le même idéalisme radical et la même envie d’en découdre. En lanceurs d’alerte littéraires que quatre siècles séparent, ils cherchent pareillement à réveiller leurs concitoyens, les exhortent à conjuguer penser et faire pour Rêver debout, à se révolter, à s’engager dans la lutte, à agir enfin car rien ne se fera sans eux. Collectivement ajoute Lydie Salvayre. Dominique Baillon-Lalande (08/11/21) |
Sommaire Lectures Le Seuil (Août 2021) 208 pages - 18 €
Bio-bibliographie sur Wikipédia Retrouver sur notre site d'autres livres de Lydie Salvayre : Petit traité d'éducation lubrique Pas pleurer |
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