Retour à l'accueil du site





Richard TORRIELLI


La Fugue



Elle, Camille Godin – « C’est le prénom du garçon qu’ils voulaient avoir, mes parents. Heureusement ça marche pour les deux, garçon et fille » – née en 1961, fait une fugue, quittant la maison familiale d’Alençon dans le Perche en 1978 pour échapper à l’ennui et à l’enlisement du quotidien, pour assouvir son besoin de mouvement et sa quête de liberté. « Partir, avoir le courage de l’abandon. Le courage de vivre en héroïne de la fuite (…) Elle est partie pour aller au-devant d’une vie inimaginable, comme Alice précipitée dans le terrier du lapin à la montre à gousset, pour vivre des présents inattendus et insaisissables. » Tout ce roman, de façon fragmentée, passera par sa médiation.
Le chemin de la petite fugueuse va croiser un camionneur marié et père de famille qui enfant se rêvait cycliste professionnel, qui plus tard aura plus d’attention pour son camion que pour sa famille et qui, menacé du chômage et méprisé par sa femme, tentera de profiter de la jeunette prise en auto-stop pour prouver sa virilité.
Puis la jeune fille arrivera sans encombre sur l’île de Ré où un couple libertin, très (trop ?) accueillant, l’hébergera quelques jours. Elle reviendra les visiter l’année suivante. Après un retour au domicile familial elle se rendra en ex-Indochine en 1992 avec une ONG, où elle rencontrera Luigi, ex-étudiant de sociologie puis ouvrier chez Fiat à Turin en 1978 ayant fait le guet pour les Brigades Rouges, intégrant ensuite, par peur et par lâcheté, l’action humanitaire internationale pour fuir l’Italie.  La trentenaire en tombera amoureuse et il sera encore son compagnon, en France, en 2020.

L’Histoire, le féminisme et la liberté sont les trois clés de ce bref roman morcelé.
Des dates historiques jalonnent ainsi le récit comme la Résistance évoquée par la mère lors d’une visite au cimetière, la guerre d’Algérie faite par le père – « De l’Algérie elle ne sut rien , de son père consigné à ne plus se battre, dans un entre-deux de l’Histoire ni guerre, ni paix, sentiment d’incertitude contrainte, témoin, ou plutôt particule passive à peine vivante d’un glissement d’un ancien monde vers un monde nouveau encore innommé, à l’autorité imprécise, à la violence diffuse sortie du bled » –, l’assassinat d’Aldo Mauro évoqué par Luigi, l’attentat des Tours jumelles de New-York en septembre 2001 ou ceux de Paris en 2015, dont les médias se sont fait écho.
Ce sont aussi plusieurs générations de femmes qui s’esquissent et le refus de Camille d’être mère de peur que ce soit une file est assez significatif.
Globalement ces humains, déclassés ou fuyant leur destin, avec leurs faiblesses et leur culpabilité, vont tenter de dompter les démons du passé. « Un futur bâti d’ordinaire et de quotidien, traversé par des rêves insensés ou minuscules d’espoir ou d’amertume. »

Le style est simple et le ton léger, sur une partition en forme de fugue, toujours en mouvement, faisant s’entrecroiser grande et petite histoire, destins communs et destins privés, avec des bribes de vie exposées au feu des projecteurs dans le désordre, à peine esquissées et offrant de multiples pistes d’interprétation. Les questions sous-jacentes font surface et, de silences en ellipses, l’ambiance s’installe, sans empathie, dans un mode froid et distant, parfois clinique ou anodin, sans que nous sachions vraiment avec précision quelle blessure ou quelle indifférence se cache derrière les mots.

Le lecteur s’y laisse prendre, s’attache à cette étrange héroïne, résiliente et forte et à son compagnon plus erratique qui représentent de façon si juste leur, notre, époque.
Un livre bref et tendu, émouvant et troublant.  

Dominique Baillon-Lalande 
(12/05/21)    



Retour
Sommaire
Lectures







Richard TORRIELLI, La Fugue
Arléa
(Février 2021)
100 pages - 16 €














Richard Torrielli,
a longtemps exercé la profession de médecin anesthésiste-réanimateur à Bordeaux. La fugue est son deuxième roman.