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Lucas BELVAUX


Les tourmentés


Le roman commence sur la guerre avec la présentation du personnage principal et narrateur, un soldat né en Yougoslavie nommé Skender : « La vie. La mort. (...) L'une et l'autre liées. Imbriquées. Solidaires. Je connais les deux. (…) J'ai vu mourir des hommes et, je dois l'avouer, j'en ai tué. (…) De sang-froid. Presque. En toute connaissance de cause (…) J'étais soldat. (…) Légionnaire. Képi blanc. (...)Admiré par tous ceux qui se battent quelque part dans le monde. Légionnaire. Respect ! (…) l'Afrique, le Congo, la Côte d'Ivoire, d'autres coins pourris, l'Afghanistan. » Puis il avait quitté la légion et retrouvé sa femme Manon et ses fils. « Je n'aurais pas dû. Je n'étais pas fait pour le bâtiment. (…) On m'a proposé de mettre mes compétences en explosifs à contribution sur un coup sans problème. J'ai pris cinq ans, j'en ai fait trois. Je suis sorti sans argent, sans boulot, avec un casier. » C'est Max qui l'avait tiréd'affaires, l’ancien sergent noir sous les ordres duquel Skenderavait combattu à la légion se louait maintenant comme mercenaire et lui avait proposé de se joindre à lui. Skender qui l’appréciait l’avait suivi. « On sécurisait des mines d'or ou de diamants dans des pays pas regardants. (...) On se battait parfois contre des guérilleros en guenilles, défoncés, exploités par des seigneurs de guerre planqués à Londres ou à Paris, à Bruxelles. » « Pas que des bons souvenirs. Pas que des mauvais, non plus (…) Tuer. Se faire tuer (…) Sans raison sinon le salaire (...) La guerre pour nourrir ceux qu'on aime. Un métier comme un autre. » Enfin, ensemble ils avaient rejoint laguerre d'Irak. « Moche. On ne savait jamais contre qui on se battait. Un vieux. Une femme. Un gosse. N'importe qui, n'importe quoi pouvait vous péter à la gueule (…) C'était la merde. Si Max n'avait pas été là, j'y serais encore, couché sous un mètre de sable à Bassora. »
C’est juste après l’Irak, défait et traumatisé, qu’il avait définitivement déclaré forfait pour retrouver les siens. « Ça laisse des traces. Pas tout de suite. Après. Longtemps après. Quand ceux qu'on a tués viennent nous parler la nuit. » Le retour a été difficile. Manon a bien essayé mais, entre les hurlements la nuit, l’apathie le jour et la violence toujours latente, elle craque. Elle ne cesse d’avoir peur pour ses enfants, peur que lui retombe dans la délinquance faute d’un travail, peur qu’il ne les détruise tous sans le vouloir. Elle ne peut plus supporter sa présence et ne lui fait plus confiance. Alors elle lui demande de partir. L’homme à la dérive, pour ne pas « la tuer dans un coup de colère », pour ne pas voir le mépris ou la crainte dans le regard de ses enfants, parce qu’il se sent coupable d’avoir auparavant été si peu présent auprès d’eux tous, conscient de ce qu’il est devenu et de ce qu’il ne pourra jamais leur apporter, quitte le foyer. Tombé dans la grande misère et la marginalité, il vit maintenant dans la rue comme un clochard, se cachant derrière des arbres pour entrevoir ses enfants au retour de l’école sans leur faire honte ou les effrayer.  

C’est alors que Max, six ans après l’avoir perdu de vue, le retrouve. Il est élégamment vêtu et conduit une Mercedes noire aux vitres tentées. L’invitant au restaurant, il lui explique qu’il est depuis plusieurs années le chauffeur, majordome, gardien, cuisinier, garde du corps, d’une riche héritière qui, depuis la mort de son mari lors d’un safari en Tanzanie, vit seule dans une grande propriété. Le fait d’être hébergé sur place, lui permet de se tenir à la disposition de celle qu’il nomme « Madame » 24h sur 24. C’est une femme discrète, respectueuse, cultivée, qui a beaucoup voyagé et passionnée de chasse et de chiens. « Elle a chassé tous les gibiers, du plus petit au plus gros, au plus dangereux, à courre, à l'affût, à l'approche, en battue. Au fusil, à l'arc. » Après avoir évoqué leur passé commun,Max avoue à Skender que leur rencontre présente n’a rien de fortuite. Madame l’ayant chargé de trouver un homme courageux et de confiance pour conclure un marché hors du commun et fort rémunérateur. Il a immédiatement pensé à lui. Ne restait qu’à le retrouver, ce qui fut facile, et à jouer l’intermédiaire. Max se propose donc de le conduire, après un passage chez le coiffeur et habillé de neuf, auprès de sa patronne pour qu’elle lui explique en détails son projet.  
Madame le reçoit en tête à tête très aimablement, lui posant quelques questions sur lui dont elle semble déjà connaître les réponses avant de proposer brutalement mais avec son plus beau sourire à l’ex-mercenaire de mettre sa vie en jeu contre un avenir financier assuré pour ses enfants en participant à une chasse très singulière dont elle rêve depuis longtemps : une chasse à l’homme. Lui et elle en seraient les seuls protagonistes. Contre trois millions versés sur un compte à son nom (le premier versement se faisant à la signature du contrat, le deuxième juste avant de démarrer la traque et le troisième lorsque la chasse prendrait fin ou par défaut par abandon un mois plus tard), il endosserait la peau du gibier chassé par Madame et ses deux chiens portant un Mauser M12 d'une capacité de trois cartouches, sans lunette de visée et avec une seule boîte de munitions, dans une réserve montagneuse de quinze mille hectares au nord de la Roumanie où son défunt mari aimait à chasser l’ours et le loup. Le tir sera autorisé de jour comme de nuit. L’homme aura en sa possession une carte détallée du terrain où figureront trois caches ravitaillées chaque semaine par Max, arbitre et garant impartial du respect des règles édictées pour cette chasse exceptionnelle. Madame, dépourvue d’héritiers directs et craignant que l’homme ne se dérobe au dernier moment, s'engage en outre à faire des fils du signataire du contrat les héritiers de la moitié de sa fortune. La chasse débutera dans exactement six mois.
Skender ébahi mais pensant qu’en ex-soldat aguerri il ne manque pas d’atouts face à cette femme déterminée mais frêle, fût-elle la meilleure tireuse du monde, et prêt à se sacrifier pour assurer un avenir souriant à ses enfants si le sort en décidait ainsi, tant sa vie présente l’encombre plus qu’autre chose, accepte le contrat et signe.

Il lui reste six mois pour se remettre en forme, s’entraîner, aiguiser ses sens et aller sur place avec la carte pour opérer un minutieux repérage du terrain de chasse. La pression exercée sur lui par cette traque insensée et la perspective du danger pourraient aussi réveiller la combativité et l’instinct de survie perdus en Irak, allez savoir. L’homme compte également mettre ces mois à venir à profit pour regagner l’estime de Manon et l’affection de ses enfants, leur fabriquer de bons souvenirs au cas où, « pour réécrire notre histoire, acheter une maison, loin de là où ils vivent. Où personne ne saura ce qu'ils étaient, de quoi ils manquaient. Où ils se sentiront en sécurité, grâce à moi. »   
Parallèlement, Madame, redoutable chasseuse mais de corps effectivement assez fluette dont l’enjeu n’est pas de chasser « un gibier un peu plus intelligent que les autres mais de savoir si elle est capable de tirer sur un être humain », suivra durant cette période avec assiduité l’entraînement intensif que Max lui a programmé.
L’un comme l’autre n’ont rien à perdre qu’une vie qui leur importe peu et se préparent à une lutte sans merci, prêts par orgueil à aller jusqu’au bout d’eux-mêmes sans rien s’épargner.

Lucas Belvaux, après cette cinquantaine de pages qui stupéfient le lecteur autant que le héros, nous immerge avec les deux cents pages suivantes, durant ces six mois de préparation au plus près de la vie et des sentiments des deux protagonistes de cette féroce chasse à l’homme, de Max et de l’épouse de Skender. Le lecteur partage les états d’âme et secrets des personnages qui se confient chacun leur tour dans une sorte de journal intime raconté à la première personne. L’auteur y livre et analyse le passé, les angoisses, les doutes, les colères de chacun d’eux avec finesse et de façon extrêmement dynamique, dans ce temps à la fois bien court et bien long qui leur est imparti, entre l’effroi, le trouble et les montées d’adrénaline provoquées par ce défi odieux. Cette introspection qui donne de l’épaisseur aux personnages et marque leur évolution psychologique permet aussi au lecteur de relativiser son appréciation sur leur conduite et sur la vérité relative d’une situation qui fluctue au gré des regards, de mieux pénétrer les doutes qui les assaillent. L’énigmatique Max, tiraillé entre sa fidélité envers son compagnon de combat et sa loyauté envers Madame, ne se trouve-t-il pas confronté à un dilemme tragique ? Au fil des jours la pression monte chez les protagonistes et parallèlement, leurs rapports aux autres (Madame avec Max, Max avec Skender et enfin ce dernier avec sa famille) s’en trouvent changés. Au final les lignes bougent, les destins de chacun ne nous paraissent plus si évidemment tracés, un rayon de lumière semble soudain pénétrer le désespoir le plus sombre, une ambiguïté nous perturbe et nos certitudes se brouillent. Les jeux ne seraient-ils pas encore faits ? Dans leur maison en pleine nature Manon, l’épouse courageuse mais épuisée qui s’est toujours occupée seule de leurs deux garçons tout en assurant les ressources du foyer avec son salaire de travailleuse au front dans le soin et ne sait rien de cet incroyable contrat, paraît s’apaiser et retrouver le bonheur. Et on se prend à se demander si cette femme et mère admirable, à la fois douce, droite, forte et lumineuse ne se dirigerait pas vers une improbable résilience. De même la complicité prudente mais affectueuse que l’aîné tisse avec son père renforcera-t-elle sa détermination à échapper à la mort ou le fera-t-elle renoncer à ce projet monstrueux ? Madame, petite fille et femme meurtrie transformée en sorcière perverse, victime combative poussée non par le désir de vengeance mais par la haine et la violence intérieure qui la ronge, va jusqu’au bout. Mais quand elle se dit que « le courage n'a rien à voir avec la mort, il en faut souvent plus pour vivre que pour mourir, plus pour regarder le monde tel qu'il est et accepter les hommes tels qu'ils sont. Pour regarder en soi, accepter ce qu'on y trouve et vivre pourtant, avec soi et les autres. Ou seul. Sans amour ni espoir. Sans but. Accepter de n'être rien de plus qu'un insecte, une herbe ou la vache qui la mange. En être conscient. Il n'est alors plus question de courage ou de peur, il s'agit de vivre, d'être, d'être soi au milieu du reste », ne révèle-t-elle pas derrière sa froide lucidité une fragilité et une solitude insondable et touchante qui lui rendent sa part d’humanité ? Son cynisme apparent ne serait-il qu’une posture ? Le champ du possible s’élargit et le suspense s’en trouve relancé.  

Tout dans Les tourmentés est une histoire de rythme et de tension. L’écriture tout d’abord qui épouse de manière quasi mimétique les développements de l’histoire, avec ses phrases courtes, précises et cinglantes pour dire la guerre et ses conséquences sur ceux qui la font ou décrire en détail le processus imaginé par Madame pour sa chasse à l’homme, passe à d’autres plus longues, plus souples et plus développées quand l’auteur se livre à l’analyse psychologique des personnages. De même, l’alternance des monologues et descriptions, des flash-back et points de vue viennent rythmer le récit dans la troisième partie.   
La structure même du roman, composé d’une entrée frontale et violente sur les guerriers, Max et Skender, qui nous frappe comme un coup de poing, puis du K.O. que ce projet monstrueux de chasse à l’homme nous assène comme pour mieux nous avoir ensuite à disposition, en prenant son temps, pour le plat de résistance que constitue la fresque humaine plus contrastée, positive parfois, que l’auteur nous dessine pour évoquer la famille, cette communauté qu’on se construit, l’amour, les rapports sociaux ou interpersonnels, la domination, le racisme, le sexisme, la transmission ou l’art, ce monde dont Madame a ouvert les portes à Max. « Je vois le monde avec mes nouveaux yeux, ceux qui ont appris à regarder plutôt qu'à voir, appris à comprendre, à chercher ce qu'il y a derrière les choses, et les gens qui ont vu le monde en couleurs plutôt que toujours gris. »   

Les tourmentés, premier roman d’un acteur et réalisateur prolixe et diversifié, est un livre puissant et implacable, qui commence comme un roman noir tendu où le désespoir se teinte de sauvagerie et d’absurdité pour mieux explorer ensuite notre part d’humanité et la face lumineuse de la vie. Un récit intense et troublant qui habite longtemps son lecteur.

Dominique Baillon-Lalande 
(30/12/22)    



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Lucas BELVAUX, Les tourmentés
Alma

(Août 2022)
348 pages - 20 €



















Lucas Belvaux,
né en 1961 à Namur,
est acteur et réalisateur.
Les tourmentés est
son premier roman.


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