Retour à l'accueil du site | ||||||||
En Mars 2019, au Mozambique, alors qu’une alerte météorologique concernant un cyclone à proximité de Beira est diffusée, Diogo Santiago, professeur de littérature et poète, invité quelques jours par l’université pour parler de poésie en général, de celle de son père Adriano Santiago et de la sienne en particulier, à la jeunesse, aux enseignants et à la population de sa ville natale, est approché avec insistance par Liana lors de la soirée de clôture organisée en son honneur. Suite à leurs échanges, cette petite-fille d’un commissaire local de la PIDE (police politique du régime fasciste de Salazar) élevée au Portugal par des parents adoptifs lui remettra le lendemain une boîte d’archives contenant des documents confidentiels, officiels ou privés, concernant Adriano suspecté de proximité avec le FRELIMO (front de libération du Mozambique) et conséquemment mis sous surveillance et convoqué pour interrogatoire à plusieurs reprises. Liana en complément mentionne que ce n’est là qu’une partie des documents en sa possession et qu’elle lui transmettra volontiers le reste si ce natif de la région, fin connaisseur de sa population, accepte en retour de l’aider dans son enquête personnelle sur cette mère biologique qu’elle n’a jamais connue et sur laquelle elle ne possède que peu de renseignements outre le fait que celle-ci était une métisse née au Mozambique mais confiée dès son plus jeune âge à un pensionnat de Lisbonne et qu’elle y était retournée à son adolescence un ou deux ans avant d’en être à nouveau chassée pour avoir aimé un jeune Noir puis d’y revenir adulte des années plus tard après avoir abandonné sa fille Liana pour adoption à une famille lisboète. Le poète vieillissant en crise existentielle et en panne d’inspiration qui avait déjà prévu de profiter de ce déplacement professionnel pour rompre avec son enfermement et explorer « le centre de son âme » en se replongeant dans un passé dont il ne garde que des souvenirs fragmentaires et falsifiés, notamment en ce qui concerne ce grand poète engagé dans la lutte contre la colonisation portugaise qu’était son père, accepte. Si son père est pour Diego une figure tutélaire ultra présente, outre Benedito et Sandro, d’autres, dans et autour du foyer familial, ont aussi nourri son enfance : la grand-mère Dona Laura, très protectrice avec le poète mais facilement acrimonieuse envers sa belle-fille ; les membres des « taupes blanches » (comité anticolonial local en lien avec le FRELIMO) se réunissant régulièrement chez les Santiago dont Faustino Pacheco, vieil ami communiste, et le pharmacien Natalino Fernandez encore vivant en 2019. Parfois, contrainte par des liens de parenté, la famille s’oblige à partager un repas avec Vitorino et Rosinda Sarmento et leurs deux filles venus s’installer dans la maison voisine bien que ce soient des pro-coloniaux racistes, que lui soit un homme violent et colérique et qu’elle passe son temps à épier les autres au profit de la police. Le meurtre par le père de famille du jeune domestique noir supposé avoir violé sa fille aînée Camila fera basculer toute la famille dans le malheur, la haine et la folie. Adriano est aussi en lien avec père de Benedito, Capitine Fungai, auquel il a trouvé un emploi de gardien au cimetière qui ne lui portera pas chance. Et durant toutes ces années, Oscar Campos, inspecteur de la PIDE dont la femme Vitoria considérée folle est internée depuis les années soixante, surveille Adriano en consignant ses moindres faits, gestes et déplacements dans son dossier. Ce que cette grande fresque de personnages forts en présence nous dit, en vide ou en plein, en silence ou en mots, c’est le poids de la haine, du racisme, de l’homophobie et du patriarcat de la société coloniale, la négation, l’oppression et l’exploitation des Noirs par les Blancs dominants au pouvoir et les rapports de force à la violence souterraine que produit ce cocktail explosif. Mais comme le montre Mia Couto si depuis toujours cette ségrégation manifeste imposée par les colons portugais aux autochtones noirs allait jusqu’à pousser au suicide les candidats aux amours inter-raciaux, amener un père à tuer un domestique et un mari à enfermer sa femme dans un asile, avec la guerre d’indépendance les cartes se brouillent. 60.000 Noirs s’enrôlent dans les rangs de l’armée portugaise pour défendre le statu quo et débarrasser la colonie de ces guérilleros communistes du FRELIMO qui revendiquent que l’envahisseur leur rende leur terre, leur liberté et leur dignité quand, à l’opposé, des traîtres blancs portugais soutiennent secrètement ou par les armes le FRELIMO. Les deux clans s’affrontent dans une lutte armée sans pitié et la PIDE s’infiltre partout, surveille, emprisonne, torture, tue, des villages sont incendiés, et des civils massacrés en masse pour l’exemple en réponse aux sabotages de la guérilla. « La guerre encerclait la ville et la réponse collective était la folie. » Le pays se déchire et la peur, elle, est des deux côtés. Le cartographe des absences est construit sur la rigoureuse alternance des chapitres personnels dont Diogo en 2019 est le narrateur où nous sont restitués les quêtes respectives du poète et de Liana, leurs échanges directs, leurs déplacements, leurs rencontres de témoins, leurs découvertes et leurs questionnements, et des chapitres constitués par la découverte des documents composites (dépositions, courriers, rapports, poèmes, journal intime) réunis par Oscar Campos dans son dossier portant le nom de Adriano Santiago. Cet artifice formel organise de façon dynamique et claire les deux temporalités de 1973 et 2019, en mettant en place tout un jeu de correspondances implicites qui leur permet de s’enrichir mutuellement. Tout comme la présence du cyclone qui gronde au loin, se rapproche, et plane tel un danger au-dessus de chacun, renforce en faisant écho au fracas de la guerre la tension du récit, cette alternance formelle de l’écriture intime sensible et immédiate de Diogo et de la consultation du dossier administratif vieux de plus de quarante ans et dénué d’affect compilé par Campos pour la PIDE, si différents par leur nature, rythme le roman. Ce pourrait être aussi pour l’auteur une façon de positionner mentalement son lecteur à une certaine objectivité neutre semblable à celle de l’enquêteur, l’historien ou le chercheur, lors de la lecture de comptes-rendus de scènes de violence insoutenable comme celle du massacre d’Inhaminga pour en canaliser l’émotion. Cette narration diversifiée donne au contraire à Diogo toute latitude pour se laisser emporter par la poésie (en vers ou en prose) et l’émotion dans les chapitres concernant cet après-guerre. « La poésie, lien intime aux personnes et aux lieux » est ici partout. Mia Couto la définit comme « une façon de regarder le monde et de comprendre ce qui habite une dimension invisible de ce qu’on nomme la réalité ». Le roman s’ouvre d’ailleurs sur un cours sur la poésie pour se refermer sur une réflexion sur la littérature : « Les gardiens anonymes des histoires cherchent, parmi les décombres, la parole rédemptrice. Ils le savent : tout ce qui ne se transmet pas en histoire se perd dans le temps ». Quelques vers d’Adriano Santiago, majoritairement, se retrouvent en exergue de chaque chapitre : « La route d’un enfant est le dos de sa mère » « Le silence est ma langue maternelle » « Je suis en deuil et personne n’est mort / A l’intérieur de mes yeux / restent des murs / qui me sauvent du noir ». Le cartographe des absences, titre énigmatique évoquant les rapports complexes entre la mémoire et l’oubli, revisite les séquelles laissées par les guerres coloniales dans la mémoire collective et dans la vie quotidienne du Mozambique, en puisant dans ce mélange audacieux de quête personnelle, d’Histoire et de réflexions sur la fonction de l’écrivain, un souffle romanesque capable de faire éclore la joie et l’amour au cœur de la guerre. Dans ce roman hybride, peut-être le plus intime de Mia Couto, comme dans le meilleur du réalisme magique, le réel et l’imaginaire s’enlacent, l’homme dialogue avec la nature, la frontière entre les morts et les vivants se dilue, la haine côtoie la beauté et le surnaturel se tient en embuscade. Et si la vérité est ici amplement questionnée, c’est pour en dénoncer le caractère fuyant et souligner sa relativité face aux récits contradictoires des protagonistes, aux souvenirs qui s’inventent ou s’effacent et aux significations multiples qui souvent s’attachent à un même événement. Avec ce roman composite et complexe, sombre et éminemment littéraire, librement inspiré de l'histoire personnelle de son père, Mia Couto nous propose une totale immersion dans l’Histoire de son pays et sa réalité actuelle mais aussi dans l’intimité d’un poète et d’une population avant et après la guerre d’indépendance, lors du passage du cyclone le plus ravageur connu par le pays. Géographique, politique, écologique, poétique et personnel, ce voyage est passionnant, aussi instructif qu’émouvant, pourvu que le lecteur prenne le temps de s’y plonger sans précipitation et tous les sens en éveil. Superbe, À lire absolument ! Dominique Baillon-Lalande (06/12/22) |
Sommaire Lectures Métailié (Septembre 2022) 352 pages - 21 € Version numérique 12,99 € Traduit du portugais (Mozambique) par Elisabeth Monteiro Rodrigues
Découvrir sur notre site d'autres livres de Mia Couto : L'accordeur de silences Histoires rêvérées |
||||||