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Los Angeles. « Des palmiers tout raides, intrus disséminés dans le paysage, leur feuillage en métal vert camoufle des plaques de relais téléphoniques. » « Feu rouge sous un pont d’autoroute. Ordures, gravats, une pancarte commerciale. Sourire engageant, blazer, numéro de téléphone : We buy disaster house. Bonne nouvelle, le désastre a de la valeur. » C’est dans cette cité des anges tentaculaire que Sophie-Anne Delhomme inscrit son livre avec ses sans-logis extrêmement nombreux en personnages. Le lecteur met ses pas dans ceux d’Olivia, photographe qui fait de la pauvreté et ceux qui en sont victimes le sujet de sa prochaine exposition. Elle déambule et laisse traîner ses yeux et ses oreilles là où tant d’autres accélèrent le pas et détourne le regard. « Sa voiture est une annexe de son atelier. Elle y entrepose ce qu’elle trouve au hasard de ses traversées. (…) elle garde à portée de main des panneaux de carton vierges pour les gens qui mendient aux feux rouges, contre cinq dollars et un feutre, elle leur échange leur pancarte. Elle collectionne ces écriteaux fatigués, tordus où grimace une prière. Sa plus belle pièce, en grandes lettres capitales NEED A MIRACLE. » Quand une situation la saisit et que l’inspiration lui vient, l’artiste, avec leur autorisation et une modeste contribution financière quand cela est possible, en fait des instantanés : Chaque semaine Olivia se rend au « shelter » (abri) de Santa Monica où Jessica, Liza, Bill et d’autres bénévoles rasent et coiffent gratis le samedi pour redonner aux « homeless » (SDF) un peu de la dignité que la rue leur a ôtée. Dans ce « petit théâtre de la vie décousue, sauvage, volée », Henri, pour faire patienter chacun avec calme et bonne humeur, joue les amuseurs publics en enchaînant blagues et histoires. Les habitués y croisent des occasionnels. Tous, enfermés dans la solitude de leur monde intérieur, trouvent là un moment de chaleur humaine et un semblant de vie sociale. Olivia, elle, cinq ans durant, les photographie. De ce rendez-vous intergénérationnel et multiculturel, elle accumulera plus de clichés qu’elle ne pourra jamais en utiliser. Spontanément pour certain, après avoir pris le temps de se familiariser avec l’artiste et son objectif pour d’autres, tous ont fini par accepter de se faire tirer le portrait, au naturel ou dans la pose et mise en scène qui correspondaient à l’image positive qu’ils voulaient donner d’eux-mêmes. Mais celui qu’Olivia a photographié sous toutes les coutures à en rendre certains jaloux c’est David, l’épileptique, avec son gilet de sauvetage rafistolé, ses pneus de VTT autour du cou, son heaume en carton et ses bottes noires. Un être venu de nulle part, semblable au lapin d’Alice au Pays des Merveilles, irréel et ne tenant pas en place, un ange perdu plein de mystère, insaisissable, chez qui Olivia voyait « l’essence même de la réalité des homeless, volatils ». Ce livre est un objet non identifié à la croisée des genres, entre documentaire, témoignage et micro-fictions. Le personnage d’Olivia est inspiré d’Olivia Fougeirol, photographe et documentariste partageant sa vie entre L.A. et Paris dont cinq photos se trouvent disséminées dans le livre. Celle-ci lors d’un photoreportage sur la cité tentaculaire a rencontré David Jones dont elle a fait un livre en 2016 (David) pour rendre compte de cet individu singulier vivant dans la rue entre Downtown et Venice Beach qu’elle a étudié durant cinq ans. « David Jones habite et transporte avec lui l'épave de son propre navire. Cette épave est sa vie, et l'île sur laquelle il a fait naufrage est Los Angeles. Il se protège avec des couches de conservateurs, de tubes, de ruban adhésif, de livres et de bouteilles. Avec un vélo comme radeau, David Jones comme naufragé dérive parmi l'immensité des rues de Los Angeles », y écrit-elle. Les remerciements de l’autrice à la photographe en fin d’ouvrage laissent à penser que ce sont ces photos de David découvertes par le livre ou lors de l’exposition de l’artiste présentée en 2020 dans une galerie parisienne, qui ont déclenché chez la directrice artistique du « Courrier international » l’envie de se saisir de ce fil pour esquisser à sa manière, par ses courts fragments comme autant de micro-fictions, toute une communauté des rues entre rêves et impitoyable réalité. Le personnage d’Olivia (ou son double Sophie-Anne Delhomme), en fixant par la photo pour l’une, par les mots pour l’autre, une galerie de portraits pris sur le vif avec compassion et empathie nous laisse entrevoir les mille désirs parallèles qui, pour la plupart, les ont rassemblés là. Dominique Baillon-Lalande (04/04/22) |
Sommaire Lectures Exils (Février 2022) 128 pages - 16 €
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