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Patrick DEVILLE

Fenua


« Fenua » signifie « pays » en tahitien. C’est là, en Polynésie, sur cet éclatement d’îles, atolls et archipels qui s’étend sur des milliers de kilomètres mais dont l’ensemble des terres émergées ne représente même pas la surface de la Corse, que l’auteur a vécu deux ans, dans une cabane près de Papeete où il s’est isolé pour se plonger dans cette bibliothèque tahitienne qui depuis longtemps alimentait ses rêves, ses souvenirs de lecture et ses envies d’écriture.
Le livre commence sur un des premiers clichés existant sur Tahiti, celui de Gustave Viaud, médecin de marine, parti en août 1860 sur les traces de Bougainville dont « Le voyage autour du monde », compte rendu de sa mission scientifique publié en 1769, fut un véritable succès pour avoir fait de Tahiti, grâce aux botanistes, astronomes, dessinateurs,  cartographes et géologues qui l’accompagnaient et à ses conversations au retour avec l’autochtone Ahutoru, un véritable laboratoire scientifique accompagné d’une description précise des mœurs locales. Celles-ci serviront de base à Diderot dans son Supplément au Voyage de Bougainville, écrit en 1772 et publié en 1796 et à bien d’autres philosophes des lumières, alimentant le thème du « bon sauvage » cher à Jean-Jacques Rousseau et alors très à la mode. « Le capitaine tient le journal de bord qu’il peaufine ensuite pour faire œuvre littéraire. Ces récits seront lus par les penseurs de l'état de nature. »
À travers Bougainville et Cook (explorateur et cartographe anglais débarqué à Tahiti un an plus tard) et leurs aventures, c’est la rivalité entre la France et l'Angleterre dans la course aux découvertes et à l'agrandissement de leurs empires respectifs que l’auteur met également en lumière, même si les deux explorateurs semblent avoir partagé le même éblouissement pour la beauté de cet archipel mais aussi le même respect pour ce que ses habitants en avaient fait. « La supposition de terres vierges et inconnues, offertes au premier qui allait s’en emparer, enflammait l’esprit des capitaines. » « Parce que la cartographie des îliens était mentale plutôt qu’imprimée, que tous leurs outils étaient de composition minérale, qu’ils ignoraient la forge et la fonte des métaux et aussi l’écriture, selon les critères de la science occidentale ils étaient des hommes préhistoriques à l’âge de pierre ».
« Si, à l’époque des premiers contacts, les populations vivent en harmonie avec leur environnement et sans disette, c’est après des siècles de travail et d’habileté, l’invention des techniques de pêche dans les lagons et les récifs et d’irrigation des cultures. Non seulement ces hommes ne vivent pas depuis des temps immémoriaux dans une nature édénique mais dans un paysage qu’ils ont façonné depuis peu, ils ne vivent pas non plus en paix. Dans la Nouvelle-Cythère comme ailleurs et partout dans le monde, la guerre fait rage entre les chefferies et les hommes n’y sont pas moins sanguinaires. Si leur ingéniosité taille et polit l’hameçon en nacre, elle invente aussi le casse-tête et la lance à pointe de pierre. Sur chaque île des conflits meurtriers opposent les clans. Dès qu’un chef est parvenu à asservir l’ennemi, après qu’il a offert à ses guerriers le festin cannibale de quelques vaincus, il les envoie soumettre l’île voisine, arme les pirogues de combat pavoisées des fétiches. »
« Ce que l’on lit chez Diderot, c’est tout le paradoxe des universalistes des Lumières qui veulent éclairer tous les hommes de tous les continents et pourtant s’élèvent contre toute intervention, essaient de concilier l’impossible harmonie des Droits de l’Homme quels que soient les mœurs et les croyances et du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes », en conclut fort justement Patrick Deville.

Ce sera ensuite l’évocation de Stevenson (auteur de « Dans les mers du Sud », « Ceux de Falesá », « Le Creux de la Vague », « Les Pleurs de Laupepa »), de Melville auteur de « Taïpi », de Somerset Maugham de « La lune et cent sous », de Pierre Loti du « Mariage de Loti », de Segalen des « immémoriaux », de Jack London de l’« Odyssée du Snark » et avant tout du peintre Gauguin, fil rouge du livre, qui viendront ensuite relater la sauvagerie et la sensualité de ces îles merveilleuses pour les immortaliser à travers le monde.
Patrick Deville met ses pas dans ceux de ces prédécesseurs admirés dont les livres ont déclenché chez lui l’envie d’éprouver personnellement et dans des conditions aussi proches que possible de celles qu’ils ont autrefois connues, cette fascination pour ces paysages et ceux qui les habitent et les ont façonnés.
Une bibliographie détaillée en fin d’ouvrage permet au lecteur d’approfondir cette ouverture sur les livres et les auteurs qui l’ont ainsi nourrie.
« Les livres n’existent qu’à moitié lorsqu’ils sont fermés, seule la lecture les éveille et les fait vivre, l’œil qui suit les lignes écrit le livre au fur et à mesure : c’est le grand œuvre de toute une vie d’apprendre à lire la littérature et ainsi de la sauver. »

Fenua suit Gauguin au fil des jours, partageant ses colères et ses doutes, ses soucis d’argent, son goût pour les femmes et ses divers petits bonheurs. « Chaque jour au petit lever du soleil la lumière était radieuse dans mon logis. L'or du visage de Tehamana inondait tout l'alentour et tous deux dans un ruisseau voisin nous allions naturellement, simplement, comme au Paradis, nous rafraîchir. » Le peintre, également écrivain à ses heures, inspiré par les lieux et sa nouvelle compagne, est dans sa période polynésienne prolifique. « Il cherche à coups de brosse les grands aplats et l'affrontement des couleurs, un paréo bleu et un drap jaune de chrome devant un fond violet pourpre semé de fleurs étincelantes. » De quoi faire dire à Victor Segalen : « Je puis dire n'avoir rien vu du pays et de ses Maoris avant d'avoir parcouru et presque vécu les croquis de Gauguin. »
Au peintre emblématique et à ces écrivains pris comme guides s’ajoutent les souvenirs cinématographiques avec « Tabou », dernier film de Murnau, et « La mutinerie du Bounty » de Marlon Brando qui, tombé amoureux de la Polynésie à la suite de son film, y a fondé une famille sur l’île de Tetiaroa dont il a fait l’acquisition.

Dans ce portrait kaléidoscopique de la Polynésie, entre les divers hommages à la peinture, au cinéma, aux photographes et aux lectures qui ont bercé son enfance où qui plus tard l’ont séduit, s’insèrent aussi cette nature, ces couleurs, cette lumière et ces ciels, ces paysages, ces récifs ou ces montagnes, qui se sont offerts à ses yeux, ces musiques qui ont bercé ses oreilles, ces parfums qui ont fait frémir ses narines, lors de son propre séjour près de Papeete.
Cette exploration pluridisciplinaire et protéiforme se clôturera sur la transformation de ces îles paradisiaques en terrain d’essais nucléaires avec la création en 1963 du Centre d'Expérimentation du Pacifique qui polluera durablement le site et affectera la santé des autochtones.

Fenua, avec ses incursions dans l’Histoire et les Arts mettant en lumière des personnages parfois oubliés, est une ode au voyage, au dépaysement et à la lecture qui nous fait découvrir les paysages, l’histoire et la culture de la Polynésie dans un récit aussi érudit, sensible et intelligent que passionnant.

Dominique Baillon-Lalande 
(16/03/22)   



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Seuil

(Août 2021)
368 pages - 20 €













Patrick Deville,
né en 1957, auteur d’une quinzaine de livres traduits en une douzaine de langues, a obtenu plusieurs prix littéraires dont le Femina en 2012.



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