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Quand contre toutes probabilités le couple infernal divorce, le monde de la mère s’effondre et le père disparaît, ne surgissant plus que rarement à l’improviste comme un magicien ou un démon. L’enfance de Claudia, affectivement, spatialement et linguistiquement, éclate en morceaux quand la mère précipitée soudain dans un profond dénuement décide de rentrer avec ses enfants à Basilicate, où l'on compte plus de têtes de bétails que d'humains, pour bénéficier du soutien de ceux qui y sont restés. Claudia et son frère retourneront passer leurs vacances chaque été à New York auprès de cette autre partie de leur famille qui avait jusque-là constitué leur monde. « Grandir allait toujours être pour moi échapper à quelque chose et m’étonner de m’en sortir. » Claudia qui a vécu aux USA, en Italie puis en Grande-Bretagne conserve toujours la sensation d’être étrangère, écartelée voire illégitime. Entendante vivant chez les sourds, tour à tour italienne à Brooklyn et américaine en Basilicate, fille sérieuse et studieuse de parents artistes et marginaux, elle ne peut que se sentir éternellement déchirée. « J’en suis arrivée au point où j’ai honte de dire où je vis, parce que cela me donne l’impression de prétendre à une autorité sur un endroit, alors que je ne l’ai pas ; plus je vis à Londres, plus mon syndrome d’imposture augmente. » Malgré de brillantes études à l’université, sa maîtrise des langues et son capital culturel, Claudia a du mal à habiter tant le monde que sa vie. Les codes lui manquent, sa relation aux autres est difficile et complexe car à se positionner en spectatrice observant derrière la vitre le spectacle qui défile sous ses yeux comme elle le faisait petite par peur et pour se protéger auprès de son frère, elle dresse elle-même, malgré ce manque d’intégration qui la mine, une frontière infranchissable entre elle et les autres. « Je suis devenue une île mortifiée par mon autosuffisance, toujours spectatrice des sentiments des autres. » De plus, celle dont le père entre aventurier et flambeur faisait vivre sa famille entre hôtels de luxe déclassés et précarité, mais rhabillée de neuf chaque année aux USA et riche d’un capital culturel diversifié donc enfant gâtée, favorisée et jalousée à Basilicate alors que les dettes de sa mère s’allongeaient chez l’épicier, se retrouve marginalisée socialement à plusieurs reprises. Le détour par son expérience de la pauvreté est particulièrement intéressant. « Ma mère a toujours été une pauvre mal élevée qui a vécu au-dessus de ses moyens. » « Rien ne se remet en bon ordre après une adolescence dans le besoin. On n’apprend pas à manger de manière différente, comme quelqu’un qui n’a pas faim. Chaque fois que je suis obligée de laisser quelque chose dans mon assiette parce que les autres le font ou parce que je suis rassasiée, un dégoût s’empare de moi. » Dans ce texte de nature directement autobiographique à la première personne, Claudia Durastanti confie des éléments intimes sur elle-même et sa famille tout en jouant de l’ellipse et en brouillant les pistes quand elle veut esquiver. Si la narratrice décortique les différents sentiments qu'elle éprouve en un torrent d’images et d’impressions, cette introspection ne nous révélera ainsi ni le prénom du père, ni celui de la mère, du frère, ou plus tard celui de son compagnon. Si la première partie adopte un récit à peu près chronologique, et concerne la genèse de cette histoire, la suite sera composée de récits éclatés, comme la petite fille elle-même, nous offrant un puzzle à reconstituer. L'originalité du roman tient dans cette succession de chapitres de trois à cinq pages aux titres évocateurs comme « La petite fille absente à cause d'un chagrin » ou « Éclats de folie ». Le récit est aussi parsemé de nombreux renvois sur l’extérieur comme la guerre froide, les musiques de l’époque (REM, Bruce Springsteen) et le cinéma (Stand by me, Panique à Needle Park), d’anecdotes, de réflexions diverses qui obéissent à des thématiques citées en titre, sans souci de chronologie ni de trame narrative. L’ensemble est agrémenté d’auto-dérision, de formules décalées et de saillies comiques : « À quoi servait l’histoire de ma famille si je ne pouvais pas faire du chantage à tout le monde avec son caractère tragique ? ». « Je marche vite pour semer les ninjas androgynes obsédés de la santé qui peuplent les rues. » « Quand j’avais parlé avec le cardiologue pour comprendre si elle allait survivre, il m’avait dit [...] qu’il s’était marié en juin et qu’il avait neigé ce jour-là, alors depuis il ne donnait plus de réponses fermes sur ses patients. » Ces expériences douloureuses vont interpeller la narratrice sur le rôle et le pouvoir du langage. Et Claudia, dans cette existence singulière constituée d’allers-retours et d’enracinements approximatifs qui seront au cœur de son évolution, fera de ce handicap qu’est le langage un atout pour donner voix à l’histoire de sa famille. Pudique et étonnante, cette histoire fait assez peu de place à l'émotion que chasse vite l'humour, la réflexion et l’autodérision. Il s’en dégage à la fin une impression de souffrance, de trop-plein et de froideur qui semble assez bien renvoyer à l’état d’esprit de l’héroïne elle-même. Ce livre complexe dont il est parfois difficile de suivre le cheminement nous déroute autant qu’il côtoie l’universel. Les développements sur le langage ou sur les difficultés de la traduction sont passionnants. Dominique Baillon-Lalande (24/01/22) |
Sommaire Lectures Buchet-Chastel (Septembre 2021) 288 pages - 20 € Version numérique 12,99 € Traduit de l'italien par Lise Chapuis
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