Retour à l'accueil du site





Basile GALAIS

Les sables


Le récit débute par « La zone », chapitre écrit sous le signe de l’effacement, à travers le personnage de Marlo, l’adolescent doté de six doigts à la main droite, l’« ombre de la zone » qui enfant « sortait chaque soir par la fenêtre de sa chambre pour aller admirer les machines qui s’y activaient la nuit» derrière la clôture barbelée du complexe industriel. Puis « le guide est mort et la ville des sables le pleure » et soudain la vie de Marlo bascule avec la découverte de la disparition simultanée des siens (père ouvrier, mère et frère jumeau) et de toute présence humaine sur ce territoire comme effacé de la carte : « au bout de la digue reliant la Zone et la Cité, il n’y avait plus rien (…) Une béance crevassait l’esplanade. La jetée avait disparu, la guérite avec. Les contours de la Cité s’étaient évaporés. La Zone était devenue une île à la dérive ». C’est cet événement fondateur qui constituera le fil ténu, élastique mais toujours sous-jacent du récit.

Étrangement, des années plus tard, un remake de la mort du Guide va se rejouer sur fond de fake-news relayée par tous les écrans. C’est dans cette temporalité que s’inscrit, avec ses six chapitres, le sous-ensemble titré « La cité » avecuneimmersion complète dans la ville aux côtés des personnages d’Ester, de Gaspar, d’Alexander, de Dennis, de Maeva et d’Henri, intervenant successivement et dans cet ordre.
Ester, linguiste et sémiologue à l’université, suite à sa participation au séminaire organisé par l’homme au complet blanc au sujet d’une île située à quelques heures d’aéroglisseur de la Cité, peine à retrouver ses repères. Ses étudiants ne reconnaissent plus cette professeure rigoureuse, exigeante et heureuse de transmettre qu’ils appréciaient dans ce fantôme absent, au réel comme au figuré, dont les cours oscillent entre la prestation mécanique et l’improvisation délirante. « Il ne lui reste que ses rêves la nuit et ses doutes le jour. (...) Elle ne sait plus quoi croire. Elle parle pour essayer de formuler ce vide, mais il lui semble qu’il absorbe tout. » Malgré le soutien de sa collègue Karin et de Gaspar, heureuse rencontre faite lors de ce voyage confidentiel, la jeune femme qui semble avoir rompu tout lien avec la réalité et la raison coule à pic et se voit mise à pied par son employeur. « Elle a l’impression que tout va s’enchaîner désormais, dans un effet boule de neige, et cela la terrifie ».
Gaspar Veder, artiste peintre temporairement en panne d’inspiration, a également reçu son invitation à découvrir l’île, « un espace perceptif indéfini, une immersion dans un monde premier ». Sur place,« le paysage désolé et terrifiant (…) le frappe comme aucune peinture ne l’a encore jamais fait ». C’est là qu’ilrencontrera Ester avec laquelle il a en partage la vieille mendiante au « regard crayeux » entourée de pigeons. Il aime aussi à rencontrer Henri, un vieil homme autrefois photographe-reporter à qui il loue son atelier.  
Alexander, le mégalo au complet blanc, spéculateur et manipulateur de grande envergure évoluant dans les sphères du pouvoir, des affaires, des médias et des arts, approche de la retraite. Maeva, sa maîtresse, vient régulièrement le retrouver dans le luxueux appartement qu’il occupe au dernier étage d’une grande tour vitrée donnant sur le port et dès qu’il en sort, son fidèle garde du corps qui fait aussi fonction de chauffeur, assure sa protection rapprochée. Alexander qui ne peut oublier qu’un missile destiné au vieillard à la barbe de prophète avait autrefois, en déviant malencontreusement sa trajectoire, détruit la Zone et ses occupants, choisit comme ultime projet l’île née de cet événement. La première phase en sera la création d’un centre de recherches multidisciplinaire réunissant des chercheurs, des artistes et des personnalités ou spécialistes divers, qu’il tient à choisir lui-même individuellement avant de s’adjoindre par sécurité l’aide du service des renseignements dont il est un proche. Ceux qui ont ainsi été sélectionnés sans avoir jamais candidaté et sans connaître l’existence même de ce projet ni son initiateur, seront invités à un mystérieux séminaire sur le luxueux bateau du mécène avec pour escale l’île en question. « Il n’arrive plus à faire la part des choses entre son projet sur l’île et la mort du Guide. » « On croit qu’on agit en conscience, qu’on saisit les enjeux, qu’on est responsable alors qu’au fond tout nous échappe en permanence. » 
Dennis Hadata, hacker, programmeur et lanceur d’alertes qu’Alexander considère comme son fils spirituel, a fait du numérique son royaume. Le jeune homme doué mais effacé, imprévisible et apparemment dénué de toute empathie, élabore depuis des années « un logiciel puisant dans les tréfonds obscurs de ses utilisateurs ». Il sait que celui-ci est « sa réponse au vide à l’origine de sa vie. Une réponse fracassante et dangereuse qu’il va faire déferler sur le monde ». Lors de ses pérégrinations dans la Cité il croisera sans les connaître Ester et la vieille mendiante aux pigeons et, dans sa réalité augmentée, s’imposera à Anita, avatar de Maeva. Mais son identité est floue et il pourrait bien ne pas être celui qu’on croit. Si Helm dans son vieux bar semble représenter la part d’affection et d’enfance qui lui ont fait défaut, c’est par contre de la haine qui pourrait se deviner dans son regard quand il se dirige avec sa ceinture d’explosifs vers le port.
Maeva, jolie brune au teint mat, est une jeune journaliste indépendante, exigeante et ambitieuse, qui supporte mal l’ostracisme et le machisme de l’équipe de rédaction du journal avec lequel elle est liée par contrat. Elle est par ailleurs la maîtresse du vieux et charismatique Alexander qui l’attendrit plus qu’il ne l’impressionne. Depuis que le hasard lui a fait découvrir un article jauni sur la scission de l’île, « elle ne peut s’empêcher d’imaginer cette zone industrielle, là, quelque part dans l’immensité océanique qui s’ouvre devant elle, sorte d’île abandonnée, habitée par un enfant disparu. » Quand le « jeune garçon au casque » qui s’est introduit par effraction dans son ordinateur l’entraîne dans un monde parallèle en lien avec cet événement et qu’un vieux journaliste l’oriente vers le gardien de l’ancienne zone industrielle resté sur place, la jeune femme décide de mener son enquête. L’ancien photographe de presse dans sa guérite de gardiennage, lui parle du bateau qui vole et de l’homme au complet blanc puis ressort d’anciennes photos montrant l’« énorme faille de béton qui s’ouvre sur l’océan ». « Quand il est revenu de son reportage aux sables, il n’y avait plus rien au bout de cette digue. La guerre avait cessé, la zone disparu ». Sous d’autres clichés la journaliste découvre le portrait d’un enfant « un sac en toile de jute rempli de bouchons en plastique sur l’épaule (…) Il a le corps malingre, (…) ses iris clairs sont comme deux gouffres (…), la main qui agrippe le sac est mal formée. L’enfant a un sixième doigt ». Le vieil homme n’en dira pas plus.
Henri, gardien de la mémoire qui accessoirement loue sur place un espace à Gaspar pour y faire son atelier semble aussi avoir la mendiante aveugle pour vieille connaissance. Il connaît également Helm qui l’a connu avant, quand il était journaliste. Quand Henri croise dans le vieux bar Dennis, l’informaticien taiseux qui vient là prendre un bain d’humanité, sa ressemblance avec la photo de l’enfant aux bouchons le frappe. « Vous ne croyez pas que tout tourne en boucle (…) qu’il n’y a ni début ni fin, seulement des points de bascule, des instants où les choses se déchirent ? » Le patron ne voyant là qu’un effet du syndrome post-traumatique qui a mis fin à la carrière du reporter, reproche gentiment à son vieux camarade de s’être figé dans le passé, l’immobilisme et la solitude et l’assure que lui n’avait jamais fait le rapprochement. Henri se demande effectivement parfois s’il n’est pas lui-même un fantôme. Ses derniers clichés, il ne les a pas fixés. « Il observe le phénomène à l’œuvre. Toutes ces formes capturées disparaissent lentement au contact du jour ». Alors, dans sa guérite, « Il contemple les mouvements perpétuels, les changements d’état, le caractère insaisissable de cet univers qui est devenu le sien » et ça l’apaise. « Récemment il a remarqué que son rythme biologique s’était calé sur les cycles de l’océan ».

Dans le huitième chapitre, L’île, Marlo grimpé au sommet de la dune observe le bateau volant coiffé d’un étrange casque muni d’antennes... 

     Les sables est une longue errance hallucinée dans une cité portuaire noyée dans la brume ou la nuit. La réalité, le virtuel, les souvenirs et les rêves s’y entrelacent avec des personnages aux contours aussi flous que les paysages ou les bâtiments. Certains d’entre eux, plus symboliques que proprement humains renforcent le côté irréel et fantastique du récit. Ainsi en est-il de la vieille mendiante aux yeux de craie entourée de pigeons, fantôme délivrant à tous le même message énigmatique (Il faut écouter les oiseaux), semblable à une présence surnaturelle qui des premières aux dernières pages hante le livre et interagit avec les autres personnages. De son côté, Henri, l’homme du regard par son passé de reporter et son présent de veilleur face à la mer, se voit attribuer dans ce scénario le rôle central de gardien de la mémoire. À ces figures traditionnelles du conte et des mythes anciens que sont le mendiant ou le vagabond fantomatiques et le gardien de phare, d’un château en ruine ou d’un lieu de culte abandonné chargé de protéger les esprits des lieux, se joint en partie celle de « L’homme au visage de vieil enfant » vêtu d’un complet blanc dont le bateau semble voler au-dessus des flots. Il nous renvoie à l’image du vaisseau fantôme, véritable légende populaire du « hollandais volant » apparue au dix-huitième siècle, immortalisée par l’opéra de Wagner et reprise par de nombreux écrivains, peintres et cinéastes.
Il n’en reste pas moins qu’Alexander le puissant ne peut se résumer à cette image de légende mais incarne ici avant tout, non sans une certaine ambivalence, la classe dominante, la guerre, le pouvoir et l’argent. Si Gaspar, l’artiste peintre fragile et perdu, Georges, le petit mâle dominant et toxique faisant fonction de chef de service et d’enseignant, Ester, l’universitaire en crise existentielle et Maeva la journaliste restent des personnages sans épaisseur qui semblent parfois eux-mêmes douter de leur existence, Dennis, le jeune informaticien solitaire vivant dans un monde parallèle bénéficie, non d’un portrait plus fouillé mais d’une aura de mystère et d’ambiguïté quant à son rôle réel et son identité qui lui donne plus de relief. C’est après Alexander celui qui dans Les sables joue le rôle le plus important. Rien n’est ici fait par l’auteur pour provoquer une quelconque empathie avec ses personnages. Dans cette partition chorale, le rôle de chacun est d’aborder cette étrange nuit où l’île s’est séparée de la zone, où, peut-être, le Guide spirituel serait mort, où un enfant seul aurait survécu, sous un angle différent comme pour nous ouvrir un nouveau chemin dans ce labyrinthe où finalement chacun, auteur, personnage et lecteur, ne fait que s’enfoncer plus profondément.  

Les images sont ici très présentes et un soin tout particulier est porté aux décors, urbains, maritimes ou intérieurs, qui servent d’écrin à cette errance. Chaque détail s’y trouve sculpté par un subtil jeu impressionniste entre l’ombre et la lumière tandis que les codes esthétiques et la palette singulière utilisée par l’écrivain donnent à chaque tableau une puissance d’évocation tout à fait singulière. La description de l’atelier de Gaspar par Henri avec son « drapé d’un chiffon qui pend depuis un établi, le cerclage métallique et brillant des pinceaux qui s’échappe d’une boîte de café, les rangées de pots en verre qui s’étalent sur des étagères et diffractent en de multiples éclats les rayons jaunes, les miniatures qui se dessinent à peine sur le mur du fond, une peinture en cours posée sur un chevalet », semblable à une nature morte, en est un bel exemple. Il est évident que l’auteur, profitant de sa formation en la matière, s’appuie non sur ses personnages mais sur des représentations mentales graphiques, qu’elles soient picturales ou photographiques, pour créer ses atmosphères tour à tour apaisantes, énigmatiques, inquiétantes ou violentes et insuffler vie à son texte. S’il devient fréquent aujourd’hui de trouver une playlist musicale à la fin des romans, pour celui-ci la liste des œuvres ayant inspiré ou accompagné Basile Galais lors de son travail d’écriture aurait de même eu toute sa place.

Ce premier roman est un livre d’esthète et le lecteur sent bien entre les lignes que cet ovni littéraire est le fruit d’une recherche formelle singulière, par cet aspect graphique évoqué précédemment mais aussi par un travail sur l’écriture elle-même. Pour porter cette intrigue minimale, l’auteur a choisi un rythme élastique jouant de la juxtaposition de phrases de cinq mots avec d’autres d’une dizaine de lignes. La langue y est alternativement ordinaire ou sophistiquée, précise ou poétique, convenue, brutale ou sensible selon les scènes. Étrangement, si cette écriture protéiforme qui relève tantôt du journal de bord, tantôt de la litanie ou du délire verbal surprend voire déstabilise au premier abord le lecteur, son caractère hypnotique finit par faire effet après accoutumance. Est-ce pour nous rendre concrète l’angoisse qu’il évoque que l’auteur joue ainsi avec notre patience avant de nous décider à poursuivre le voyage à ses côtés ?

Basile Galais dans Les sables, par le biais d’une évidente recherche esthétique, transforme ce roman de l’inquiétude et de l’immobilité en une expérience littéraire sophistiquée et audacieuse. Certains resteront sur le quai d’autres se laisseront embarquer par ce voyage hors du commun sur une mer d’intranquillité qui explore les frontières intimes aussi bien que celles du réel, du bien ou de la vérité, sous un épais brouillard qui dérobe au regard son énigmatique destination. 

Dominique Baillon-Lalande 
(28/10/22)    



Retour
Sommaire
Lectures








Actes Sud

(Août 2022)
272 pages - 21 €

Version numérique
15,99 €













Basile Galais,
né en 1995 à Nouméa, y vit maintenant sur son voilier, après des études artistiques en métropole (peinture et création littéraire). Les Sables est son premier roman.